lundi 2 avril 2018

Paul Tillich, Paul Ricoeur et Slavoj Zizek

Paul Tillich, Paul Ricoeur et Slavoj Zizek
Penser le socialisme au 21e siècle

Jorge Pinheiro, PhD


Introduction 


Dans la pensée de Paul Tillich, politique et religion ne sont pas deux réalités séparées. Selon lui, les racines de la pensée politique ne sont pas de simples idées. La pensée politique est l'expression d'une existence politique, d'une situation sociale. On ne peut pas comprendre la pensée quand on sous-estime les réalités sociales dans lesquelles surgit la pensée politique.[1]Les racines de la pensée politique ne peuvent agir à force égale à tout moment et dans chaque groupe. L´une ou l´autre peut prédominer. Ceci dépend de groupes ou de formes de domination déterminés, des structures socio-psychologiques et de l'interaction avec la situation sociale objective[2]. 

Aussi convient-il de poser la question de savoir: jusqu´où Paul Tillich a-t-il quelque chose à dire concernant l'action humaine et sociale dans la modernité tardive occidental ? Et peut-il fournir des éléments pour une analyse du rapport politique-religion pour le monde actuel? 

Tillich et les racines du socialisme 

Dans son oeuvre “La Décision Socialiste”[3], Paul Tillich affirme son vote de confiance dans le progrès humain. Partant d'une philosophie politique où l'Être est le principal référentiel, il développe une phénoménologie qui ramène à la surface des éléments non réflexifs de la pensée politique, avec des sujets comme l'Être et l'origine mythique des discours du pouvoir.  

Rappelons ici la critique d´Ernst Bloch à Freud, quand il présente la Psychanalyse comme un retour à l'origine, dont le résultat serait la conformité aux normes sociales. De ce fait, le mythe ne serait pas transformateur. Seule l'utopie, comme « rêve éveillé », posséderait un caractère progressiste et pourrait se présenter comme revolutionnaire.

“L’esprit de l’utopie (une expression d’Ernst Bloch) est la force qui transforme la réalité. Il est le ressort dessous les grands mouvements de l’histoire: il est la tension qui tire l’homme de sa tranquillité et de ses certitudes, et le plonge dans de nouvelles incertitudes, dans une inquiétude nouvelle. L’utopie est la force du nouveau.”[4] 

Bien qu’il renvoie à Bloch au sujet de l'utopie, Tillich n'était pas aussi radical que lui. Partant du mythe, Tillich perçoit la nécessité de le rompre, tout en le traversant, pour enfin le récupérer. Dans ce sens, les symboles doivent être percés afin que l'on puisse savoir ce qu'ils évoquent. Et c'est ce qui doit se passer avec le mythe de l'origine : il ne peut pas être abandonné, mais plutôt percé. 

La question existentielle, présente dans cette philosophie politique tillichienne, conduit à une anthropologie existentielle. Elle est traversée par la religion qui est la dimension de la profondeur, le spectre de la profondeur dans la totalité de l'esprit humain. 

La métaphore de la profondeur signifie que l'aspect religieux pointe en direction de ce qui, dans la vie spirituelle de l'être humain, est l’ultime, l’infini et l’inconditionnel. Au sens large et fondamental du terme, la religion est la préoccupation ultime [ultimate concern]. Cette préoccupation se manifeste absolument dans toutes les fonctions créatives de l'esprit humain. Et la religion constitue la substance, le fondement et la profondeur de la vie spirituelle de l'être humain[5]. 

Cependant, comme l’affirmait Tillich, quand on soulève la question des racines de la pensée socialiste, il est nécessaire d´aller beaucoup plus à fond, parce que le socialisme est un mouvement d'opposition[6]bilatéral: un mouvement d'opposition contre la société bourgeoise, mais qui, en tant que médiation, se joint à la société bourgeoise contre les formes féodales et patriarcales de société.

L'origine est ce qui fait émerger. Cette apparition donne lieu à quelque chose de nouveau, qui n'existait pas auparavant, qui produit une conscience propre, différente de l'origine. La réalité que nous sommes est absolument contingente, mais c'est aussi quelque chose qui nous est propre. C'est une tension entre l´être-jeté (Verworfensein)et l´être-en-propre. 

Pour Tillich, l'origine ne nous libère pas. On ne peut pas dire qu'elle était et qu´elle n´est plus. Nous sommes constamment attirés par l'origine: celle-ci nous fait émerger, nous maintient fermes. C'est elle qui nous établit comme quelque chose, en tant qu'essence. De cette manière, l´être-jeté dans le monde suppose le cheminement vers la mort. 

Selon Tillich, la conception conservatrice admet l'apparition de l'éternel dans le temps qui repose sur le passé. C’est la raison pour laquelle elle nie tout changement, présent ou futur[7]. La force de cette conception se base sur le fait qu´elle considère l'éternel comme une réalité donnée et non pas comme résultat de l'action culturelle et religieuse de l'être humain. 

La conception conservatrice reconnaît aussi le kairos, mais elle le situe dans le passé. 

“On y dit de Jésus que son kairos n’était pas encore venu: et puis qu’à un moment ou l’autre il est venu « en kairo », à l’instant où les temps étaient dans leur plénitude. C’est seulement pour la réflexion abstraite, objective, que le temps est une forme vide, pouvant recevoir n’importe quel contenu. Mais pour celui qui vit et a conscience de ce qu’est un évènement créateur, le temps est chargé de tensions, de possibilités et d’impossibilités; il est qualitatif et riche de contenu; tout n’est pas possible en tout temps, tout n’est pas vrai en tout temps, tout n’est pas exigé à tout moment. (...) C’est dans cette vive et très profonde conscience de l’histoire que s’enracine l’idée du kairos; et c’est à partir de là qu’elle doit être élaborée en concept d’une philosophie de l‘histoire consciente. »[8]

La conception conservatrice ne considère pas le fait que s´il est apparu dans le passé comme événement unique, c’est aussi lui qui se révèle dans chaque Oui et chaque Non du passé, du présent et du futur. C’est sur une telle vision que repose la pensée politique conservatrice. En elle, le sens supra temporel du kairosest perdu.[9] 

Le mythe exprime de manière riche cet état de choses, en rendant témoignage des événements dans lesquels le groupe humain perçoit son origine. Dans tous les mythes résonne la loi cyclique de la naissance et de la mort. Tout mythe est mythe de l'origine; il répond à la question de la providence et apporte la raison pour laquelle nous sommes attachés à l'origine et nous sommes sous son emprise. La conscience mythique originelle est la racine de toute pensée politique conservatrice et romantique. 

Mais l'être humain va au-delà de sa position de réalité donnée, il va au-delà du se situer devant le cycle de la naissance et de la mort. Il fait l'expérience d'une exigence qui le sépare de l'immédiat de la vie et qui l’amène à se situer devant la providence avec une autre question: "pourquoi?" 

Cette question rompt le cycle de manière fondamentale, élève l'être humain au-dessus de la sphère du simple vivre. Le "pourquoi" est l’exigence de quelque chose qui n'est pas ici, qui doit se faire réalité. Il est au-delà de l´affirmation de ce qui est déjà. L´exigence nomme ce qui doit être. Ce qui doit être n'est pas déterminé par l’affirmation de ce qui est déjà; c’est-à-dire que telle exigence impose à l'être humain l'inconditionné. 

Telle est la liberté de l'être humain: sa volonté n´est pas libre, mais il n´est pas emprisonné, en tant qu'être humain, dans ce qui est donné. Le cycle de la naissance et de la mort a été brisé, son existence et son action ne sont pas enchaînées par la simple propagation de son origine. Quand cette conscience s’impose, les liens de l'origine sont défaits, le mythe originel est cassé. La rupture du mythe originel par l'inconditionné de l’exigence est la racine de la pensée politique libérale, démocratique et socialiste. 

Mais la conception progressiste considère l'éternel comme une cible existant à l’infini, à chaque époque, mais qui ne fait pas irruption. Ainsi, les temps deviennent vides, sans décision, sans responsabilité. Dans la conception progressiste, il y a une tension face à ce qui fut. Mais la conscience du fait que la cible est inaccessible la rend débile et produit un compromis continuel avec le passé[10]. La conception progressiste n'offre aucune option à ce qui est donné. Elle se transforme en un progrès mitigé, en critique ponctuelle dépourvue de tension, où il n’y a aucune responsabilité ultime. 

Ce progressisme mitigé est l'attitude caractéristique de la société bourgeoise. C'est un danger qui menace constamment, c'est la suppression du Non et du Oui inconditionnés, la suppression de l'annonce de la plénitude des temps. Ce progressisme mitigé est le véritable adversaire de l'esprit prophétique[11]. Mais, sans l'utopie[12], il n’y a pas de protestation, ni d’esprit prophétique. 

“Cela est exact dans la mesure où chaque tension orientée vers l’avant comporte une représentation de ce qui doit venir et de ce que l’on entend comme réalisation de l’idéal. La considération des limites objectives inhérentes à toute chose à venir reste sans effet pour l’agir lui-même et ne doit pas l’influencer. Voilà pourquoi l’esprit de l’utopie est présent dans tout agir inconditionnellement décidé, dans tout agir orienté vers la transformation du présent”.[13] 

L'utopie veut réaliser l'éternité dans le temps, mais elle oublie que l'éternel ébranle le temps et tout son contenu. C'est pour cela que l'utopie conduit nécessairement à la déception. Le progrès mitigé est le résultat de l'utopie révolutionnaire désillusionnée. 

L'idée du kairosnaît de la discussion avec l'utopie. Le kairoscomporte l'irruption de l'éternité dans le temps, le caractère absolument décisif de cet instant historique en tant que destin; mais la conscience du kairos sait qu’un état d'éternité ne peut pas exister dans le temps, que l'éternel est, dans son essence, ce qui fait irruption dans le temps sans cependant s’y fixer. 

Ainsi, la réalisation de la vision prophétique se trouve au-delà du temps, là où l'utopie disparaît, mais non pas son action[14]. 

Selon Tillich, tout changement, toute transformation exige une compréhension du moment vécu, celui qui va au-delà du simplement historique, de l’hic et nunc. Telle compréhension doit se projeter dans le futur, doit saisir qu’il y a dans l'esprit prophétique de la responsabilité inéluctable un choc entre ce kairos[15]et l'utopie, qui pense fixer l'éternité dans le temps présent. Un tel défi ne peut être résolu par l’être humain seul, même quand il personnifie l'esprit de la prophétie. Le sujet de la transformation sera, en dernière instance, la masse. 

Pour Tillich, ces deux racines de la pensée politique maintiennent entr’elles une relation qui est plus qu’une simple juxtaposition. 

Personne ne peut comprendre le socialisme sans expérimenter l’exigence de sa justice comme une demande de l'inconditionné. Qui ne s'est pas confronté au socialisme ne peut pas en parler, sinon comme l'expression de ce qui vient du dehors[16]. L’on ne peut parler vraiment de socialisme que parce qu’il s’oppose aux tendances politiques qu'ils défendent. C´est ici que se trouve le noud de l'origine. 

Mais tout système politique requiert l’autorité, pas seulement dans le sens de posséder des instruments de force, mais aussi en termes de consentement muet ou manifeste des personnes. Tel consentement est possible si et seulement si le groupe qui est au pouvoir représente une idée puissante qui ait du sens pour tous. 

“Le socialisme que nous voulons est donc celui qui pose en théorie et en pratique la question de la possibilité que la vie ait un sens pour tous les individus et tous les groupes de la société, et qui s’efforce de répondre à cette question au plan de la réalité et de la pensée. Un tel socialisme est plus qu’un simple mouvement politique, et même plus qu’un simple mouvement prolétarien. C’est un mouvement qui cherche à appréhender chaque aspect de la vie et chaque groupe de la société.”[17] 

Il y a, par conséquent, dans la sphère politique un rapport entre l'autorité et l'autonomie[18]. C´est exactement pour cela que socialisme et religion, pour Tillich, sont entrelacés et n'existent pas sans nécessiter de correction, c´est-à-dire, nécessité de la démocratie. 


Notes

[1]James Luther Adams, O conceito de era protestante segundo Paul Tillich, in Paul Tillich, A Era Protestante, São Bernardo do Campo, Ciências da Religião, 1992, p. 293. 
[2]Paul Tillich, Teologia sistemática, São Leopoldo, São Paulo, Sinodal, Paulinas, 1984, p. 173. 
[3]Paul Tillich, Die sozialistische Entscheidung, Potsdam 1933, Gesammelte Werke, II, pp. 219-365.
[4]Paul Tillich, L’Homme et l’État, in Christianisme et Socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Paris, Genève, Québec, Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 474-475. 
[5]Paul Tillich, La dimensión religiosa en la vida espiritual del hombre. In: Teologia de la cultura y otros ensayos, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1974, pp. 16-17. En anglais, In: Man’s right to knowledge, Columbia University Press, 1954. 
[6]Die sozialistische Entscheidung, op.cit.
[7]Paul Tillich, Kairós II, in : Christianisme et Socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, pp. 255-267, traduction en français du original Kairós. Zur Geisteslage und Geisteswendung, 1926, Gesammelte Werke VI, pp. 29-41.
[8]Paul Tillich, Kairos I, in Christianisme et socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Paris, Genève, Québec, Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, pp. 116-117. 
[9]Idem, op.cit., p. 260.
[10]Idem, op.cit., p. 260.
[11]Idem, op.cit., p. 260.
[12]«Il serait bien préférable et plus conforme à la vérité de son prope point de vue que la théologie dialectique s’engage dans la situation historique concrète, qu’elle ait le courage de la décision et qu’elle se place ainsi sous le jugement, de manière concrète et non suelement dialectique. En aucun temps, elle n’aurait alors à oublier qu’eu égard à l’inconditionné, même le point le plus élevé qu’il soit possible d’atteindre dans le temps reste soumis ao Non. Mais elle ne devrait pas, par peur du Non, perdre l’audace du Non et du Oui concrets». [Kairós II, idem, op.cit., p. 259]. 
[13]Kairós II, idem, op.cit., p. 260.
[14]Idem, op. cit., p.261.
[15]“Le kairos est le temps où s’accomplit ce qui est absolument significatif, il est le temp du destin. Considérer une époque comme un kairos, considérer ce temps comme celui d’une décision inévitable, d’une responsabilité inéluctable, c’est le considérer dans l’esprit de la prophétie». [Kairós II, idem, op. cit., p. 259].
[16]Paul Tillich, Die sozialistische Entscheidung, Op.cit. p.31.
[17]Paul Tillich, Le Socialisme, Christianisme et Socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 346.
[18]Paul Tillich, Entre la heteronomia y la autonomia, in: Teologia de la cultura y otros ensayos, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1974, pp. 239-240.