mercredi 18 mars 2015

Éthique sociale et socialisme religieux

Marc Boss, Doris Lax, Jean Richard, éd., Éthique sociale et socialisme religieux. Actes du XVe Colloque International Paul Tillich, Toulouse 2003, Münster, Lit, coll. « Tillich Studien », 2005. 23,5 cm. 276 p. € 29,90

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Ce volume rassemble les actes du XVe Colloque International de l’Association Paul Tillich d’Expression Française, qui s’est tenu à l’Institut catholique de Toulouse du 23 au 25 mai 2003.

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La première partie du recueil aborde, dans une perspective historique, les multiples facettes de la pensée politique et sociale de Tillich. Christian Danzmontre, à partir des écrits berlinois (1919-1924), que la philosophie de l’histoire qui sous-tend le socialisme religieux de Tillich est elle-même tributaire d’une théologie de l’histoire : « Le socialisme religieux est la forme dans laquelle une conscience historiale à caractère éthique, devenue transparente à elle-même au cœur même de la foi, se réalise dans l’histoire. » Martin Leiner analyse les relations entre Tillich et Barth à partir de leur enracinement commun dans le socialisme religieux et met ainsi en lumière le caractère central de la notion de « paradoxe positif » dans leurs systèmes théologiques respectifs. Tabea Röslerrelève plusieurs traces de la pensée du jeune Hegel dans La décision socialiste et dans d’autres écrits tillichiens de la période francfortoise (1929-1932) ; elle montre notamment que dans son combat contre le romantisme politique d’Emanuel Hirsch et du national-socialisme, Tillich emprunte à Hegel sa vision de l’éthique sociale comme éthique de la liberté et sa dialectique de l’être (religieux) et du devoir-être (politique). James Reimer souligne qu’à la différence de Hirsch et de l’école de Carl Schmitt, Tillich appuie sa vision du pouvoir, de la morale et du droit sur une ontologie fondamentale plutôt que sur un nationalisme historiciste, mais que sa théorie du droit admet, comme celle de ses adversaires, le postulat d’une instabilité foncière de principes légaux tels que les droits et les libertés. Brian Donnelly examine l’influence persistante de la pensée marxiste sur les écrits américains de Tillich ; analysant le rôle du concept de prolétariat dans le socialisme religieux, il montre que la corrélation établie entre conscience religieuse et conscience prolétarienne permet à Tillich d’intégrer cette dernière dans le symbolisme de la « communauté spirituelle ». Roland Galibois s’intéresse également, mais dans une perspective plus restreinte, à l’influence de Marx sur Tillich : révisant les conclusions de sa recherche antérieure sur les rapports entre religion et socialisme dans l’Utopie de Thomas More et dans l’œuvre allemande de Tillich, il souligne le rôle médiateur que le socialisme de Marx joue entre la pensée de More et celle de Tillich. Ronald Stone analyse les relations entre Tillich et Reinhold Niebuhr : s’ils se sont mutuellement influencés dans le domaine de la théologie, leur collaboration fut toutefois plus décisive dans le domaine politique et social, que ce soit dans le soutien à la cause sioniste ou dans la critique du programme d’armement nucléaire des États-Unis. Jean-Paul Gabus examine les implications ontologiques, théologiques et politiques des discours radiodiffusés que Paul Tillich adresse à ses « amis allemands » durant la Seconde Guerre mondiale ; ces discours témoignent de l’attente persistante, chez l’auteur de La décision socialiste, d’un « nouveau kairos » qui devait après la victoire des Alliés amener non seulement une renaissance décisive du peuple allemand, mais encore une révolution sociale parmi toutes les nations du monde. Terence O’Keeffe rappelle les multiples collaborations entre Tillich et l’école de Francfort, en Allemagne comme aux États-Unis, mais il souligne, en se fondant notamment sur les témoignages qu’il a personnellement recueillis auprès de Leo Löwenthal et d’Adolf Löwe, que les liens entre Tillich et les membres de l’école sont « des liens d’amitié plutôt que de dépendance intellectuelle ».

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Si la première partie du recueil privilégie une approche historique, la seconde examine, dans une perspective plus systématique, dans quelle mesure la voie du « socialisme religieux » explorée par Tillich peut aujourd’hui contribuer à l’élaboration de nouvelles formes d’éthique sociale dans un contexte mondialiste et multiculturel. À l’articulation de ces deux approches, l’étude de Céline Ehrweinexamine les relations entre Tillich et Hannah Arendt, à la lumière notamment de leur correspondance, et propose une critique croisée de leurs théories sociales et politiques : si la tentation du socialisme religieux est de confondre les domaines politique, social et spirituel, la tentation d’Arendt et des libéraux est d’abandonner toute thématisation critique de leur inéluctable conjonction. André Gounelle, dans une réflexion librement inspirée de Tillich, se demande si les sociétés ont besoin d’une éthique en complément de leurs règles juridiques et dans quelle mesure les convictions des communautés religieuses peuvent contribuer à en déterminer les contenus et à en tracer les limites. Théo Junkervoit dans le socialisme religieux de Tillich la synthèse d’un protestantisme et d’un socialisme reconduits à leurs principes respectifs ; à la croisée d’une tradition prophétique et d’une revendication de justice immanente, d’un « projet de civilisation générant une culture » et d’un « projet politique inspirant une forme de société », le socialisme religieux « établit les fondements d’une politique réaliste, ouverte à une théologie généreuse, libre et solidaire de la condition humaine ». Mary Ann Stenger explore les fondements ontologiques et théologiques de la théorie tillichienne de la justice créatrice et soumet ses applications au critère d’une vision différenciée du pouvoir politique : pour que la justice créatrice devienne effective, ceux qui se tiennent près des centres de pouvoir et ceux qui sont relégués dans leurs marges doivent accepter de s’écouter réciproquement dans le but de faire naître des structures politiques plus justes. Robison B. James suggère que la critique tillichienne de l’« existence bourgeoise » repose sur une lecture unilatérale d’Adam Smith et néglige un aspect crucial de sa doctrine : les sentiments moraux qui sont dans une population donnée la condition d’existence d’un système économique efficace et compétitif ; révisée sur ce point, l’éthique sociale de Tillich contiendrait l’amorce d’une contribution décisive aux discussions sur la théorie éthique de l’utilitarisme. Emmanuel Toniutti esquisse une réflexion éthique sur le management de l’entreprise à partir d’un cadre conceptuel emprunté au socialisme religieux de Tillich. Jean Richard montre comment le « socialisme religieux », élaboré par Tillich en terre protestante dans les années 1920, peut aider à résoudre le conflit toujours latent entre la « doctrine sociale de l’Église » catholique romaine et la « théologie de la libération » issue des pays du tiers-monde, d’Amérique latine tout particulièrement. Etienne Higuet analyse la vision du socialisme brésilien qui s’exprime dans les documents officiels du Partido dos Trabalhadores (Parti des Travailleurs) et dans son programme de gouvernement à partir des catégories du socialisme religieux de Tillich. Jorge Pinheiro examine plus spécifiquement l’évolution récente du socialisme brésilien à la lumière des réflexions de Tillich sur l’utopie et le mythe de l’origine. Denis Müller souligne que la religion, au sens où la conçoit Tillich, entretient avec le monde profane un rapport à la fois structurant et critique ; il interroge cette conception de la profanité à partir des rapprochements que Jean-Luc Nancy opère entre « création du monde » et « mondialisation ».

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Un discours de Tillich, intitulé « Le national-socialisme et la Révolution française », figure en annexe de ce volume. Radiodiffusé en Allemagne le 5 juillet 1943 sur les ondes de la Voix de l’Amérique, ce texte emblématique de l’itinéraire intellectuel et politique du théologien germano-américain est ici pour la première fois publié en traduction française.

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M. B.