mercredi 14 décembre 2016

Religions sans Églises

Article de Paul Tillich :

RELIGIONS SANS ÉGLISES

(1929)

Conférence donnée à l’Association allemande pour le développement des sciences politiques à la session d’automne 1928, sous le titre : Nichtkirchliche Religionen.Publiée pour la première fois à Berlin en 1929, dans le premier tome d’un volume édité par Bernhard Harms sous le titre : Volk und Reich der Deutschen, p. 456-475. L’éditeur allemand nous avertit que la sténographie n’en a été que peu modifiée et il espère que l’impression d’avoir affaire à un discours parlé suppléera au manque de forme et de style. Article publié intégralement dans les Gesammelte Werke, V, p. 13-31.  Article repris intégralement aussi dans les Main Works/Hauptwerke, 5, p. 125-140. Nous suivons ici le texte et la pagination de cette dernière édition. La traduction que nous proposons constitue une version révisée de la traduction française effectuée par Fernand Chapey dans Aux frontières de la religion et de la science, p. 73-96.

[125] Ce titre – « Religions sans Églises » – est formulé de façon négative et les thèmes négatifs ont l’inconvénient d’être intrinsèquement infinis. Car ce que l’on dit à leur sujet est toujours orienté d’après ce qui est pensé de façon positive à l’arrière-plan, c’est-à-dire en l’occurrence de ce que l’on entend par « Église ». Cette difficulté se fera sentir tout au long de cet exposé en ceci que nous devrons effleurer au vol un nombre extraordinaire de sujets qui relèvent de notre concept général. Aussi bien les réflexions que nous avons échangées que les miennes propres révèlent que deux orientations de pensée sont requises pour cet exposé. Selon la première, on comprend l’Église comme une espèce déterminée de réalité religieuse et on se propose d’étudier des objets qui appartiennent bien à la réalité religieuse, non pas cependant à la façon de l’Église. Cela donne lieu à une opposition que l’on pourrait désigner approximativement comme celle de la grande Église et de la secte. L’autre opposition est celle où l’on voit dans l’Église l’incarnation (Inbegriff) de cette vie religieuse qui se veut expressément religieuse, pour présenter à l’encontre une vie religieuse qui ne se veut pas expressément religieuse, mais qui l’est dans son être le plus intime. Si nous regardons dans cette direction, nous voyons une attitude religieuse qui dans la forme de ses manifestations extérieures ne se donne pas comme religieuse, mais qu’une analyse minutieuse se doit de qualifier de religieuse. Conformément à mes désirs et conformément à la réalité, j’aimerais dans mon exposé suivre à la fois ces deux orientations et, pour dire vrai, mettre l’accent principal sur celle qui me paraît décisive, c’est-à-dire la seconde. En effet, si l’immense majorité des hommes de notre époque sont relativement peu concernés par la première orientation, les problèmes que soulève la seconde sont ceux au milieu desquels ils vivent. Nous pourrions encore concevoir notre sujet d’une autre façon. De l’Église on pourrait ne prendre en considération que le côté sociologique et dire que l’ Église est cette forme de religion qui s’accomplit dans une communauté. À l’opposé, [126] les religions sans Église seraient celles qu’il faudrait désigner comme subjectives, celles qui restent dans l’intériorité de l’individu. Mais cette opposition n’est pas possible : il n’y a rien de tel dans la réalité. On ne trouve aucun saisissement religieux qui ne soit pas toujours en même temps relatif à un objet religieux. Cet objet religieux peut bien être exprimé comme l’« ineffable », mais il est exprimé et le fait d’être exprimé implique une communauté, une audition, une perception et une transmission de ce qui est exprimé. C’est se faire illusion que de penser que, dans n’importe quel élan religieux, dans un « être saisi », on ne vibre qu’en soi-même. Il n’y a pas de saisissement ne s’agite qu’en soi, mais tout saisissement se rapporte à un contenu de réalité (Sachgehalt) par lequel on est saisi. Beaucoup de discours sur la religion subjective, sur la religion de la pure intériorité, ne révèlent pas autre chose qu’un manque de courage pour soumettre ce que l’on possède effectivement de religion objective au feu de la critique et au jugement qui est porté quand ce qui est objectif est exprimé de façon objective. C’est pourquoi cette opposition qui est très moderne – l’opposition entre religion et religiosité, entre religion objective et religion subjective – doit rester complètement en dehors de notre discussion. Il ne peut en être question parce qu’elle ne se trouve pas dans la réalité, parce qu’elle est une illusion qu’on se fait à soi-même.2

1. Les mouvements sans Église expressément religieux. Prenons maintenant la première orientation qui s’offre à notre considération, l’orientation qui demeure dans la sphère religieuse, qui se tient sur ce terrain où il est question de religion de façon expresse. Même ici il est possible de distinguer deux groupes : le premier, qui est né sur un terrain d’Église, comprend les sectes ecclésiales au sens propre ; l’autre, qui a pris naissance en dehors de l’Église, comprend les mouvements religieux qui se donnent expressément comme tels, mais qui n’ont pas grandi sur le terrain de l’Église. Ce sont ces deux groupes que nous examinerons successivement.  À vrai dire, je ne voudrais pas entreprendre cet examen d’une façon qui aboutirait à vous présenter en quelque sorte tous les aspects grotesques de notre conscience religieuse moderne ; j’essaierai plutôt de présenter clairement la structure, la figure vivante de ces groupes sans entrer dans le détail des cas particuliers plus qu’il n’est nécessaire pour avoir un exemple vivant et concret. Ce serait, en effet, une entreprise périlleuse et vide de sens que de se poster en spectateur en face de ces réalités pour se dire intérieurement en conclusion : au fond, tout cela ne me concerne pas. Ce qui a du sens, au plan de la réalité religieuse, c’est de parler de choses à l’unisson desquelles vibre la conscience secrète : tua res agitur, cela te regarde ! Ce sera peut-être bien difficile pour la plupart d’entre nous à propos de ce qu’on appelle les sectes – les sectes qui ont grandi sur le terrain de l’Église. Cependant, j’espère pouvoir vous montrer qu’il n’en est rien.


[127] a) Le principe religieux de l’Église et de la secte. Si j’avais à parler des sectes en tant que théologien catholique, ma tâche serait relativement simple dans la mesure où du point de vue de la conscience ecclésiale catholique les sectes devraient être essentiellement caractérisées comme des hérésies ou des déviations de la vérité, vérité qui s’identifie avec l’Église. Comme représentant d’une Église qui se soumet elle-même en tant qu’Église au jugement, je ne peux parler ainsi. Je ne saurais prendre la responsabilité de concevoir – déjà à travers la notion d’hérésie – ces mouvements comme se trouvant dans l’erreur en face d’une Église qui se tiendrait dans la vérité. Le chemin doit être autre, le chemin doit être tel que, à partir de l’essence du religieux, nous cherchions à comprendre de quoi il s’agit, dans le phénomène grande Église d’une part, dans le phénomène sectaire d’autre part, afin d’appliquer, le cas échéant, le principe ainsi acquis à la critique de l’Église elle-même. Le principe à partir duquel il est possible de comprendre cette opposition me semble être le suivant : dans toute conscience religieuse, la chose première et fondamentale, la base qui porte tout, c’est une conscience du caractère inconditionné, inéluctable, de ce qui est donné dans la réalité religieuse, une conscience de « ce-qui-me-concerne-concrètement-et-inconditionnellement », de la décision sur la vie et la mort, en un sens qui va bien au-delà de notre être ou non-être physique. Là où le caractère inconditionné du religieux est vécu de cette manière, là cet inconditionné fait irruption3 dans toutes les relations conditionnées de notre vie et il tend à nous en libérer pour nous placer seulement devant cet inconditionné, dévaluant ainsi toute chose devant cette réalité dernière. Tel est le premier aspect. Mais de là en découle nécessairement un autre. Si tout homme, si tous les aspects de notre vie doivent être touchés par ce qu’on entend par le religieux, de ce fait le religieux avec son caractère inconditionné devient de lui- même universel, il devient ce qui touche tous les aspects de la réalité et tous les hommes dans la réalité. Le caractère inconditionné et le caractère universel, telle est la tension dont il s’agit ici. Et l’Église est le lieu où sur le terrain de l’annonce prophétique et inconditionnée, l’universalité doit atteindre sa réalisation dans tous les moments et dans toutes les directions de la vie. Par contre, la secte est le lieu où l’on voit le danger qui naît sur le terrain de l’Église – danger que l’inconditionné soit trahi au profit de l’universalité – et où l’on proteste là contre. C’est en particulier l’idéal de l’Église catholique et la conscience qu’elle a d’être la complexio opositorum, l’intégration des opposés, la conscience de comprendre en elle- même, de la façon la plus universelle, tous les éléments de la culture et de l’existence humaine, de la réalité psychologique et de la réalité sociologique. Précisément le rapport qui en est donné 1 constitue déjà une preuve et il doit être la preuve d’un tel état de fait. C’est en fait une tâche de la conscience que l’Église a d’elle-même. Mais là où cela se produit, un autre danger se présente, celui que se perde le caractère inconditionné qui est donné dans le fondement prophétique du religieux, qu’il [128] s’affaiblisse au profit de l’universalité, au profit du nivellement et de l’égalisation, au profit du classement et de l’intégration, au profit de l’accommodation et de l’adaptation à la relativité et au caractère conditionné de l’homme, aux structures nationales et sociales. Contre cette éventualité se dresse la conscience religieuse avec son caractère inconditionné.

Et cela peut se produire d’une double manière. Si cela arrive par le phénomène prophétique, le droit est toujours de ce côté contre la grande Église. Mais si cela provient de ce que nous appelons typiquement la secte, le tort est toujours de ce côté face à l’Église. Pourquoi ? Ce qui caractérise les sectes, c’est l’essai de représenter l’inconditionné à l’aide de quelque chose de spécial, de séparé. Dans les sectes, le séparé et l’inconditionné sont liés l’un à l’autre ; dans l’annonce prophétique, au contraire, l’inconditionné fait irruption à travers toutes les séparations. b) Formes de sectes. Un examen plus attentif nous montrera une quantité de faits dans lesquels s’exprime cette attitude propre aux sectes, « la séparation unie au pathétique de l’inconditionné ». Il peut y avoir une secte dans laquelle la pensée prophétique est utilisée en vue d’attribuer l’Esprit à un groupe limité dont il devient la propriété spéciale en opposition à l’Église. Il peut y avoir une secte dans laquelle les particularités qui sont liées à la possession de l’Esprit sont posées comme l’inconditionné : ainsi, par exemple, la puissance de la prière, ou la faculté de guérir ou de faire des miracles ; de même que beaucoup d’autres particularités, comme c’est le cas dans de nombreuses sectes. Ou bien c’est une secte qui attend la fin des temps et qui dans cette espérance de la fin donne à un certain groupe1 L’édition originale (A) comporte la note suivante : Cf. Carl SONNENSCHEIN, Der Katholizismus, pages 407 et suivantes. 4 d’hommes la conscience de savoir la fin, alors que dans la grande Église dégénérée cette attente impatiente de la fin s’est perdue. Ou bien encore ce sont des détails du culte ou de la tradition dont on affirme qu’ils auraient été perdus par la grande Église et qui sont maintenant repris avec ferveur par la secte ; ce sont même parfois des détails cultuels incompréhensibles pour nous comme on en trouve dans la secte russe. Par rapport à ce domaine qui nous est peut-être plus familier, on peut encore trouver des parallèles où cet esprit typique de séparation se conjugue toujours avec la prétention à l’inconditionné. Pensons au mouvement végétarien, dans la mesure où il a le caractère d’une secte et où, à partir d’un point, il cherche à englober la totalité de la vie et la totalité de la réalité ; ou encore à certains groupes de danse, dans le mouvement de la danse moderne, qui se comprennent comme une réalité cultuelle et qui à partir de ce point unique, à partir de la formation corporelle, veulent changer toute la réalité jusqu’à l’inconditionné ; ou encore au mouvement de l’a psychologie individuelle (Individualpsychologie), qui par certaines méthodes d’influence psychique pense pouvoir guérir l’ensemble de la réalité. Dans tous les mouvements de ce genre, on trouve des analogies de structure, des ressemblances de construction organique (Gestaltenaufbaues) qui les rapprochent des sectes ecclésiales : la séparation va de pair avec le caractère inconditionné et elle se substitue elle-même à l’inconditionné.

[129] c) L’homme dans la secte. Il en résulte naturellement que les hommes aussi qui représentent cette réalité auront une structure tout à fait particulière. L’intensité de l’individu sera extrêmement élevée et le sentiment d’être élu sera stimulé chez ceux qui font partie de ces groupes étroits, par opposition à la masse indifférente de l’Église. Il y aura une activité propre qui se tourne contre la hiérarchie et le sacerdoce et qui met tout dans l’individu. Qu’est-ce que cela signifie du point de vue psychosociologique ? Cela signifie une extraordinaire intensification de la conscience de sa valeur chez l’individu, une surcompensation religieuse d’un certain complexe d’infériorité. Cela signifie par conséquent que de tels mouvements seront particulièrement vigoureux dans la conscience des classes moyennes où de quelque façon les complexes d’infériorité sont surcompensés au plan religieux. Il y a quelque chose de caractéristique : pour l’homme de la grande Église et en particulier pour l’homme de la grande Église d’État, la secte a quelque chose d’inquiétant. Il sent dans la secte quelque chose qui le menace. Et ce sentiment est fondé, car ce qui est menacé ici, c’est cela même que menaçait déjà le prophétique, c’est-à-dire la pondération, l’équilibre de toute l’existence. En même temps ce sentiment d’inquiétude à l’égard des sectes se justifie en cela qu’il y a toujours du démonique en jeu lorsqu’une particularité de la vie prétend à l’inconditionné, s’érige elle-même en absolu. Je voudrais maintenant ajouter que lorsque nous parlons ainsi des sectes en général nous ne voulons pas nous dissimuler que toute notre époque et nous tous courons le danger de devenir nousmêmes une secte dès que l’esprit du religieux nous atteint au coeur de notre être, dès que nous voulons réaliser l’inconditionné face au caractère relatif de tous les domaines de la vie. Il naît encore facilement5 aujourd’hui sur le terrain de la culture autonome un ésotérisme, un repli sur soi, une conscience d’être entouré de frontières et une surestimation de la conscience à l’intérieur de cette limitation. Nous avons [par exemple ] le cercle George, un cercle d’hommes qui s’est rassemblé autour de ce grand poète et qui comporte cette singularité, cet ésotérisme qui confine à la secte par sa fermeture et par sa volonté de réaliser l’esprit. Lorsque nous luttions, il y a des années, pour le fondement religieux du socialisme, il nous a fallu continuellement écarter le danger de devenir nous- mêmes une secte, parce que la volonté de réalisation à l’instant où elle s’empare de l’homme apporte avec elle le danger de l’ésotérisme et que, en l’occurrence, le risque était de poser le socialisme de façon inconditionnée et par là de porter atteinte à la puissance de l’inconditionné. Pour toucher une dernière fois à cette question, je dirai que ce qui différencie les sectes de l’Église est une conception différente de la réalisation de l’inconditionné. Dans la secte on trouve avec toute son intensité, avec toute sa volonté passionnée de réalisation, ce que la théologie appelle la « Loi », tandis que l’Église, elle, sait que l’inconditionné justement ne se présente pas d’abord comme exigence mais avant tout comme grâce, que la participation à la grâce ne peut jamais être que relative et que [130] l’inconditionnalité ne peut en aucun cas être attribuée à quelque chose de conditionné, à un niveau de réalité, à une attitude d’âme.

Ainsi l’Église, en dépit de toutes ses déficiences, se tient à bon droit sur le terrain de l’universalité, parce qu’elle conçoit l’inconditionné comme grâce et non comme loi. Telle est la critique la plus profonde que l’on peut opposer à la secte. d) Les mouvements religieux en dehors de l’Église. Avec cela je quitte ce domaine et j’en viens maintenant au second groupe de mouvements religieux, à ces mouvements qui ont grandi en dehors de l’Église, et certes sur un autre terrain, sur un terrain que de façon tout à fait générale je qualifierais de philosophique. Commençons par ces mouvements qui sont nés sur le terrain d’une pure vision philosophique du monde. On devrait mentionner d’abord ici l’Union moniste (Monistenbund). On devrait la mentionner si elle existait encore, c’est-à-dire si elle avait encore une existence spirituelle. Mais elle l’a perdue. Déjà, lorsque son guide inaugurait le siècle moniste, il ne lui restait plus rien de réalité spirituelle au fond d’elle-même. Elle s’était efforcée de surmonter le dualisme logique, cette fausse conception que l’on avait reprochée à la théologie et qui consistait à avoir un Dieu et, à côté, un monde avec un abîme infranchissable entre les deux, de sorte que Dieu lui-même devenait un monde et un objet ; mais ce problème a disparu depuis longtemps. En revanche, un autre problème de la dualité est apparu et il s’ancre au plus profond de la conscience de l’homme moderne : c’est l’opposition entre le divin et le démonique. De la réalité du démonique dans le monde peut parler tout homme qui a participé spirituellement et psychiquement aux dernières décennies, et en face de ce dualisme l’optimisme de l’Union moniste est depuis longtemps brisé.6 Un autre mouvement est celui de la libre-pensée (Freidenkerbewegung), qui s’est construit sur la philosophie de l’Aufklärung et sur une opposition purement négative contre le dogme ecclésial. Ce mouvement aussi est pour l’essentiel terminé, car nous savons qu’il n’y a pas que des dogmes ecclésiaux, il y a aussi des dogmes rationnels et ces dogmes rationnels, les dernières hypothèses de la science, les derniers postulats d’une philosophie basée sur les mathématiques et les sciences de la nature, sont devenus pour nous tous, en particulier pour nos grands physiciens eux- mêmes, ce qui est proprement en question. Il n’y a nulle part de dogme à partir duquel on pourrait critiquer le dogme de l’Église. Certes, il me faut faire ici une remarque : le mouvement de la libre-pensée est venu sur le terrain du prolétariat et là il a pris en fait une importance nouvelle et très grande avec l’aide d’un enthousiasme religieux tout autre dont je parlerai dans la suite. Ce que nous venons de dire nous amène à faire une remarque sur la vision du monde. L’homme moderne se caractérise en ce qu’il est sans vision du monde et qu’ il refuse d’en avoir une, tout au moins en ce sens où il s’agirait de la vision d’une maison dont on connaîtrait les pièces et les aménagements, les fondations et le toit, et où l’on habiterait.

[131] C’est que l’homme moderne ne se tient plus en face des choses ; elles sont au contraire pour lui l’énigme contre laquelle il lance çà et là une attaque, sur laquelle çà et là il remporte quelque victoire, qui laisse découvrir quelque chose de son impénétrable mystère. Mais il n’y a pas de maison de l’esprit dans laquelle l’homme peut vivre confortablement. C’est pourquoi tous les mouvements religieux qui procèdent d’une vision philosophique du monde sont en fin de compte jugés négativement au tribunal de l’homme moderne. Au lieu de cela, un autre genre de philosophie s’est fait jour ces derniers temps dans les cercles les plus étendus, une philosophie que, en me servant d’un mot nouveau, je désignerais comme philosophie physiognomique ; c’est une philosophie qui s’intéresse à contempler la forme (Gestalt) de l’être, et en particulier, de l’être psychique, chez autrui et en soi-même, de le tirer de toutes les connexions possibles de la réalité, comme d’un livre où se trouve écrit ce que je suis et, éventuellement aussi, ce que je puis devenir. C’est là qu’il faut situer l’astrologie, qui a pris une énorme importance, la chiromancie, la graphologie, qui demandent : que disent les étoiles sur ce que je suis, qu’en dit mon écriture ? Nous ne devons pas sous-estimer ce mouvement, car en lui resurgissent des instincts religieux primitifs qui dans le paganisme tardif et de nouveau encore au temps de la Renaissance, ont pris une énorme importance. Il en résulte une vision organique (gestaltliches) du monde et la conscience d’une insertion de l’individu et de son destin personnel dans cet enchaînement. Un troisième terrain où se manifestent des mouvements religieux du même genre est la philosophie occulte, le mouvement de la théosophie et celui de l’anthroposophie, qui ont pris une importance considérable. Ils appartiennent sous un certain rapport à la même ligne que les mouvements que l’on vient de nommer ; eux aussi ont leur racine dans l’antiquité tardive. À propos de cette philosophie occulte, telle qu’elle est représentée par l’anthroposophie de Steiner et telle qu’elle a reçu sa forme (Gestalt) religieuse dans la dénommée « communauté chrétienne » dirigée par Rittelmeyer, je ne voudrais avancer que deux idées. La tendance est la suivante : il s’agit de surmonter 7 la réfutation que l’objectivisme des sciences de la nature oppose au spirituel et au religieux en formant une conception de l’esprit qui entre dans le cadre de cet objectivisme des sciences de la nature ; c’est donc la tentative d’une approche de l’esprit sur le terrain de la pensée objective des sciences de la nature. Ces mondes de l’esprit dont parle l’ainsi dite « science de l’esprit » ne sont pas esprit mais nature supérieure : on contemple une nature supérieure. Telle est la première et fondamentale confusion. C’était bien là une brèche dans le matérialisme de cette science qui se voulait purement mathématique et physique, mais cela ne signifie encore rien pour la religion. Car ce que l’on entend par le religieux s’élève aussi bien au-dessus des mondes naturels que des mondes spirituels. Le monde de degrés que l’on doit parcourir pour venir à Dieu dans l’anthroposophie est brisé par la proclamation de l’Évangile qui dit que le Verbe s’est fait chair. C’est ce combat pour l’Incarnation qu’a mené l’Église ancienne et il nous faut le mener à nouveau en utilisant de nouveaux moyens conceptuels.

[132] Cela m’amènerait encore à parler d’un quatrième groupe, celui qui cherche son accomplissement religieux sur le terrain de religions étrangères. Mais ce dernier groupe, il me semble, peut être considéré comme relativement sans importance. L’« asiatisme » qui actuellement chez nous étend largement son influence présente deux aspects. Le premier consiste à vibrer à l’unisson de la mystique asiatique sur le fond de la vieille mystique que nous portons en nous-mêmes. L’autre est la tentation de comprendre l’attitude d’âme asiatique en face de la réalité. Et mon avis est que cette volonté de comprendre l’attitude d’âme asiatique par la voie de la littérature – il n’y a pour ainsi dire pas d’autre chemin pour le moment – comporte une illusion. Il n’est pas possible de comprendre une réalité spirituelle avec laquelle on n’a pas une communauté de sang (Blutszusammenhang). Quand le christianisme a accueilli en lui des éléments religieux en provenance de toute l’Antiquité, il existait là une relation sociologique avec tout le monde antique. Une telle relation est peut-être en train de se frayer un chemin, peut-être arrivons-nous à une relation vivante, à une communauté de sang avec l’Asie. Alors pourra exister la possibilité d’une jonction avec ces traditions. Mais tant qu’une telle relation ne s’est pas présentée, tenter l’approche de cette énorme réalité qu’est la religion asiatique par la qualité de nos éditions, de notre philosophie et de notre histoire, par des traductions du sanscrit et choses du même genre, me paraît une illusion de littérateur et un jeu esthétique qui ne respecte pas le sérieux de la religion asiatique, son imposante grandeur et son importance. J’arrête ici tout cet aspect de l’examen. Comme vous voyez, c’est un riche domaine où l’on pourrait aller infiniment dans le détail. Mais je tenais seulement à vous faire voir ce qui se présente ici et quelle importance ont tous ces mouvements, d’une façon ou d’une autre, pour chacun d’entre nous. 2. La religion autonome sans Église Venons-en maintenant à l’autre côté, plus important, plus décisif pour le temps présent, pour l’homme d’aujourd’hui. La réalité de l’homme moderne qui se tient comme étranger aussi bien vis-àvis des Églises que des sectes et des autres mouveme nts de nature religieuse, est largement représenté 8 aussi bien dans les masses du prolétariat que dans la classe cultivée et dans les classes spirituellement dirigeantes. Et parce qu’il en est ainsi notre préoccupation la plus pressante sera d’appliquer la question religieuse à ces hommes, c’est-à-dire, dans un sens tout particulier, de comprendre la question religieuse comme ce qui nous concerne inconditionnellement. L’alternative, en effet, est bien la suivante. Ou bien nous disons que la religion est affaire de don personnel, de penchant particulier et choses analogues, qu’il est possible d’avoir mais qu’on n’a pas nécessairement. Alors elle est sans importance. Car si ce qui prétend à l’inconditionnalité, ce qui prétend décider de l’être ou du non-être de l’homme, est une affaire de don ou même de génie, alors on doit le laisser à ceux qui sont doués pour cela et se soustraire à cet inconditionné. Ou bien c’est en vérité ce qui [133] concerne chacun inconditionnellement.

Alors il ne peut y avoir personne chez qui la question religieuse ne soit pas vivante et chez qui une réponse, positive ou négative, n’ait pas été donnée. Mais alors il ne peut y avoir personne chez qui ne se fasse sentir soit une trace de la brûlure d’un feu que l’on étouffait en vain, soit une trace d’un feu qu’on a laissé entrer dans des choses où l’on croyait qu’il n’avait pas sa place. Et parce que je ne peux penser que de la sorte et que pour moi la religion serait d’une inutilité totale dans la culture si elle n’avait pas ce caractère inconditionné qui concerne tout homme, je pose donc la question de la religion sans Église face à l’homme d’aujourd’hui. a) La question du sens de la vie Quelle est la question de l’homme moderne ? Ce n’est pas la question de l’homme antique, qui était aussi celle de l’antiquité tardive de l’époque chrétienne, la question de la Rédemption. Ce n’est pas la question de l’homme grec ou russe, la question de la vie qui vainc la mort. Ce n’est pas la question posée par le Moyen Âge d’une nature plus haute dans laquelle la nature présente est surélevée et accomplie. Ce n’est pas non plus la question du Dieu de clémence (gnädigen) qu’a posée le protestantisme. La question de l’homme moderne, c’est la question du sens.  Mais cela ne veut pas dire que toutes ces questions s’opposeraient aux autres. Dans la question du sens de l’être que pose l’homme moderne, les autres questions sont contenues de quelque façon, comme inversement en chacune des autres questions la question du sens est contenue d’une certaine façon. En chaque homme on peut observer une profonde angoisse de la vie (Lebensangst), une angoisse qui ne repose pas sur le fait que l’on peut perdre la vie, ce que l’on pourrait traduire comme l’angoisse de la mort. Mais précisément elle n’est pas cela ; elle est l’angoisse de la vie, c’est-à-dire angoisse de perdre le sens de sa vie. Cette question se fonde sur ce qui fait de l’homme un homme, à savoir qu’il peut questionner, qu’il peut exiger, qu’il n’est pas seulement là comme la nature, par exemple, mais qu’il est là aussi comme quelqu’un qui face à son existence pose des questions et des exigences, comme quelqu’un qui peut vivre dans le sens. La vie humaine, c’est la vie dans le sens.  L’homme a son être seulement par le fait qu’il façonne selon le sens, par le fait qu’il vit dans le sens : dans le sens pratique du droit, de la moralité, de l’État ; dans le sens théorique de l’intuition, de la 9 science, de l’art. Mais cette vie dans le sens se fonde sur la liberté, sur la possibilité d’atteindre le sens ou de le perdre. Cette possibilité est la double possibilité dans laquelle se trouve chaque homme. Et cette possibilité de perdre son être, de manquer le sens qu’a l’être, c’est ce qui crée au plus profond l’angoisse de la vie. Cette possibilité s’exprime dans l’ultime question sur le sens en général, question qui se met en question elle-même avec tout le reste. Le regard jeté dans l’abîme fascinant et démonique de l’absolu non-sens de la vie, telle est la situation de l’homme et par conséquent aussi la situation de l’homme moderne. Que fait l’homme dans cette situation ? Il fait la chose suivante : il transforme l’angoisse en peur. L’angoisse est indéterminée. L’angoisse n’a pas d’objet ;

[134] il n’est pas possible d’en venir à bout. La peur, elle, a un objet ; l’homme courageux peut venir à bout de n’importe quelle peur. L’homme devient courageux, il transforme son angoisse en peur. Il se donne un objet dont il a peur : la nature ou la société, un autre homme ou tout autre chose, et il en vient à bout ; et en venant à bout de l’objet de sa peur, il perd ou il croit perdre l’angoisse cachée dont il ne peut venir à bout. Cela peut se produire de différentes façons. Cela peut arriver par l’étourdissement que donne éventuellement le plaisir ; cela peut arriver et arrive le plus souvent par l’abandon aux choses. Dans l’abandon aux choses, se manifeste largement à notre époque la tentative de se soustraire à l’angoisse de la vie par le courage qui maîtrise les choses. Aucune époque n’a peut-être autant maîtrisé les choses que la nôtre ; aucune peut-être n’a eu autant d’angoisse de vie irrésolue, angoisse qu’elle a transformée en peur afin de surmonter la peur à l’aide du courage. Ou bien encore l’angoisse est surmontée par le réalisme de la vie, le réalisme de l’existence. Il est particulièrement intéressant de remarquer cela dans la plus jeune génération, qui ne veut rien savoir d’autre, qui écarte d’elle tous les problèmes auxquels a conduit l’angoisse des temps passés. On peut observer cela de bien des façons chez nos jeunes de 20 à 25 ans qui cherchent et ont effectivement une forme de vie en apparence tout à fait matérielle (sachliche), livrée aux choses. C’est si surprenant que des hommes de notre génération se trouvent comme devant une énigme. Là encore, un extraordinaire courage est présent, mais un courage qui cache l’angoisse en prenant la vie à pleines mains, ou encore, et c’en est là peut-être la forme la plus haute, en faisant oeuvre créatrice. Telle est la première réponse, la réponse dans laquelle les blessures deviennent visibles, cette insécurité secrète qui fait appel à un courage toujours nouveau, souvent admirable, mais qui ne peut jamais donner le calme sentiment d’avoir vaincu et qui, en conséquence, pousse continuellement à saisir de nouveau à pleines mains les choses de la vie. b)           L’ambiguïté de la religion et de la culture Et voici maintenant la seconde réponse. On a la vision d’un sens inconditionné, d’un sens éternel, d’un sens au-delà de tout sens particulier, d’un au-delà de l’être et du sens, de l’être et de la liberté. On a la vision de cela, mais on le voit comme situé au milieu de l’être. Telle est l’ambiguïté propre à l’homme religieux d’aujourd’hui. Dans sa vie juridique, dans sa vie de communauté, dans sa 10 vie de citoyen, dans sa vie artistique, dans sa vie scientifique, il a la vision, dans tous ces domaines précisément, de ce qui doit libérer de la menace de l’échec. Il cherche à vaincre, dans les domaines qui se trouvent eux-mêmes menacés, ce sentiment d’être menacé lui-même qu’il éprouve dans son angoisse de la vie. Il cherche, au milieu même des chemins de la liberté, ce qui se situe au-delà de la liberté et qui doit le délivrer de la menace de la liberté. La religion autonome, si nous voulons bien lui donner ce nom, est une religion qui comporte cette ambiguïté.

[135] La question pourrais se poser maintenant : comment, en fin de compte, cette ambiguïté peut-elle surgir ? Pourquoi le passage de la religion d’Église à une religion sans Église ? Pourquoi ce passage a-t-il lieu, alors que dans la religion d’Église ce sens de l’être, cet au-delà de l’être et de la liberté est expressément posé comme l’au-delà de la culture ? Mais c’est peut-être ici que l’on touche du doigt le point le plus profond de ce qui fait le conflit de notre culture occidentale. C’est la question : comment a-t-il été intrinsèquement possible que la culture autonome se soit dressée contre la culture d’Église à une époque du développement de l’Occident sur le terrain de la culture chrétienne ? On ne peut répondre que ceci : la forme ecclésiale [de la culture] comporte elle aussi une amb iguïté. La forme ecclésiale veut réaliser l’au-delà de l’être et de la liberté. Mais si elle veut le réaliser, elle ne peut le faire que dans les formes de la vie, dans le sens, donc par des formes qui sont posées par la liberté, dans la connaissance, dans des formes sociales, dans la vie de la communauté, dans des formes d’expression. Mais au moment où elle fait cela et où elle attribue à ces formes le caractère inconditionné de l’au-delà de l’être, elle se trouve devant cette question : est-ce que ces formes ne sont pas aussi menacées peut-être par la possibilité de tout ce qui est humain, celle de manquer de sens ? Ici la réponse de protestantisme est qu’elles le sont, tandis que celle du catholicisme est qu’elles ne le sont pas. C’est la différence décisive. Et c’est parce que cette équivoque subsiste que la culture autonome s’est élevée au nom de la vérité contre une vérité « sacralisée » où l’on manquait la vérité. La culture autonome s’est dressée contre une justice, contre une justice sacralisée où l’on manquait à la justice. Et c’est ce qu’il y a de plus profond dans l’homme religieux autonome, ce qu’il y a de plus intime dans son exigence de justice, qui se dresse dans cette protestation. Mais son tort, sa limite, sa propre ambiguïté sont qu’il pense pouvoir trouver maintenant sur ce terrain, sur ce terrain où le manquement est possible, où le sens de la vie est menacé, une rédemption qui le sauve de cette menace, une réponse à la question du sens de la vie. C’est pourquoi toutes deux, l’Église et la non-Église, la religion intérieure et autonome, se tiennent dans une ambiguïté. De cette ambiguïté surgit l’exigence d’une troisième voie, non pas cependant une troisième voie que nous posséderions, que nous pourrions nommer, dont nous pourrions dire que c’est la troisième religion. Il s’agit plutôt de quelque chose qui nous possède peut-être, s’Il veut nous avoir. C’est ce que j’ai appelé plus haut le prophétique, qui nous délivre non seulement de l’ambiguïté des réalités d’Église parce qu’Il place l’Église sous le « non », mais encore de l’ambiguïté de la culture parce qu’Il montre à la culture que ce n’est pas en elle-même, dans la vie et dans le sens, qu’elle pourra retrouver cet au-delà de sa vie dans le sens. 11 c) La religion du père, la religion de la mère et la religion de l’enfant Si on veut bien me permettre de décrire cette opposition avec des concepts psychologiques – et nous le pouvons depuis que la psychologie a pris une toute nouvelle orientation –, je dirais que [136] nous trouvons exprimés dans la religion de l’Église le type paternel et le type maternel du religieux.

Ou bien on a l’abandon du mystique à l’être éternel comme à un sein maternel, ou bien on a la formation de soi par l’exigence éternelle au sens de l’image du père. La religion autonome, par contre, rompt avec le type paternel et le type maternel du religieux, pour aller vers le type de l’enfant qui se libère, qui se révolte contre l’image du père et l’image de la mère afin de pouvoir parvenir à lui-même. C’est l’expérience vécue par tous ceux qui ont eu à rompre avec une situation d’Église pour accéder à une situation d’autonomie : ils ont éprouvé combien cela ressemblait à l’expérience de la formation de soi par soi-même en opposition à la formation donnée par l’image du père et l’image de la mère. Il est important de voir de ce point de vue non seulement l’histoire de l’individu mais celle de toute l’humanité. Cela ne veut pas dire que le type de l’enfant aurait purement et simplement raison devant les deux autres. Dans l’essence éternelle de l’être sont aussi bien préfigurées la relation du père et de la mère d’une part, que la relation de l’enfant d’autre part, de l’enfant qui veut être libre. Et cette éternelle réalité garde son pouvoir sur chacune des structures de l’âme et, parce qu’il en est ainsi, il devient à la longue impossible à l’homme autonome d’échapper à l’image du père et à l’image de la mère, d’éviter aussi bien l’abandon à l’au-delà de l’être que la liberté, comme il a été à la longue impossible à l’image du père et à l’image de la mère de tenir l’humanité dans ses liens exclusifs et de lui interdire de se prendre dans ses propres mains et de former la réalité. d) L’essence de la religion autonome Lorsque le religieux se réalise sur le terrain de la culture autonome, la culture prend une qualité supérieure. Lorsque nous agissons seulement en tant que juge, savant, fonctionnaire, homme politique, nous sommes orientés vers le sens de l’affaire qui nous occupe. Mais lorsque nous sommes religieux dans ces choses, alors il y a pour nous quelque chose de plus dans ces choses, et ce plus, c’est l’élément d’inconditionnalité. Pensez à la sainteté (Heiligkeit) du droit : qu’est-ce que cela veut dire ? Le droit a en lui sa légalité. Mais si nous le disons sacré (heilig), nous signifions par là qu’il a en lui une inconditionnalité, qui est indépendante de toute interprétation, qui se dresse avec une majesté à laquelle personne ne peut porter atteinte, quand bien même le droit aurait été en fait mille fois transgressé. Considérée sous son aspect subjectif, la religion est un saisissement qui dans les cas extrêmes peut aller jusqu’à l’extase, jusqu’à franchir la pure objectivité des choses pour accéder là où le fondement ultime, la racine de l’être empoigne l’homme, lui parle, le saisit. Aussi lorsqu’un homme sur le terrain de sa vie culturelle autonome, dans sa connaissance, dans son action ou dans quoi que ce soit, fait l’expérience de ce moment du sacré auquel revient l’inconditionnalité, de ce saisissement 12 jusqu’au point où il ne peut plus lui- même s’esquiver, là où il y va pour lui de son être et de son nonêtre, alors il se tient dans le religieux sur le terrain de la culture autonome. De cette définition générale découlent maintenant diverses caractéristiques. Je voudrais mentionner surtout l’une de ces caractéristiques. L’homme autonome

[137] ne va pas au-delà de l’être et du sens jusqu’à cet au-delà du sens, jusqu’à ce sens inconditionné qui n’est plus créé par lui au moyen de sa liberté. Et précisément, parce que cela lui manque, il ne connaît pas le monde de l’objet religieux, il ne connaît pas un monde des dieux, il ne connaît pas de Dieu objectif. Tout cet ensemble de réalité se tient à l’arrière-plan. Elle est là au plus profond, à l’instant où l’expérience de l’inconditionné est là. Mais elle n’est pas développée, elle n’est pas devenue un objet. Et c’est la raison pour laquelle la religion autonome moderne ne peut pas parler à cet objet, elle ne peut pas prier. La religion autonome moderne est essentiellement sans prière. Mais ce serait tout à fait une erreur que de lui reprocher, comme il arrive souvent, d’être athée parce qu’elle est sans Dieu objectif, ou d’être impie parce qu’elle est sans prière. Car l’objectivation de Dieu par l’Église est bien elle-même quelque chose qui se tient dans l’ambiguïté. On vous a dit2 que Luther avait ressenti cette ambiguïté qu’il y a à vouloir faire de Dieu un objet. La mystique a de tout temps essayé d’aller au-delà de cette objectivation. D’autre part, c’est seulement sous cette forme, dans cette intuition, qu’est donnée la puissante force de pénétration, l’immédiateté de l’intuition religieuse. Ainsi, nous rencontrons encore ici une fois de plus cette ambiguïté des deux attitudes : l’ambiguïté du langage et de la prière ecclésiale qui s’adressent à un Dieu objectivé ; et l’ambiguïté de l’autonomie qui se contente de se tenir dans le recueillement devant un sens ultime de la vie. L’une et l’autre sont ambiguës, l’une et l’autre sont un effort pour sortir de soi en se dépassant. Et, une fois de plus, je dois dire que cela ne va pas dans le sens d’une troisième possibilité, que nous aurions à notre disposition, dont nous pourrions dire qu’elle est ici ou là ; cela va plutôt vers quelque chose qui nous est donné au moment où nous nous élevons effectivement au niveau du sens de la vie, au moment où nous entendrons effectivement la parole prophétique et la réponse que lui donne notre être le plus intime. e) Les formes typiques de la religion autonome Maintenant j’aurais encore quelque chose à dire sur les formes particulières que la religion autonome a revêtues de nos jours et qui seules lui ont permis de se concrétiser. Il n’est plus nécessaire de parler au sens propre de ce type qu’on pourrait appeler l’humanisme classique. C’est le type qui fut réalisé chez Goethe, qui fut continuellement rabaissé dans la culture du dix-neuvième siècle jusqu’au niveau de l’« homme cultivé ». Ce type est devenu en partie un instrument de pouvoir dans la vie sociale, en partie un hyper-intellectualisme chez les hommes de formation supérieure, en partie une honnête moyenne bien éloignée de la sainteté de cette conscience originelle qu’on trouve réalisée chez Goethe. Puisque nous parlons du présent, je laisserai ce type de 2 La version originale (A) comporte la remarque suivante : Cf. Erich SEEBERG, Das Problem des Protestantismus, p. 389 et suivantes. 13 côté. Par contre, nous avons à mentionner quatre types qui sont importants aujourd’hui : 1. Le sacré est contemplé dans ce qui est. C’est là le type romantique-conservateur. 2. Le sacré est vu dans ce qui est exigé, dans ce qui n’est pas mais [138] doit être réalisé.

Nous avons là le type utopique révolutionnaire. 3. Le sacré reste tout à fait à l’arrière-plan et toutes les réalités particulières sont dépouillées de leur caractère sacré. Nous avons le type critique-sceptique. 4. Enfin, et ce n’est plus là un type mais plutôt un idéal que je voudrais indiquer, une forme de réalisme croyant, une façon de contempler la réalité dans laquelle les négativités de ces différents aspects sont surmontées. Le type romantique-conservateur s’enracine comme tous ces types dans une attitude religieuseecclésiale déterminée, à savoir l’attitude sacramentelle. Le sacrement signifie, en effet, l’intuition d’un donné, d’un présent, d’un tangible, d’une réalité qui peut être ici ou là-bas, d’un sacré. Dès lors, si ce sacramentalisme répand sa lumière pour ainsi dire du tabernacle de l’Église sur toute réalité, s’il sacralise toute réalité et quitte son lieu d’origine, alors se produit ce qui est la consécration romantique de l’être (Seienden). Celle-ci portera tout spécialement sur la nature, parce que la nature constitue l’élément relativement conservateur au regard de l’histoire. C’est la raison pour laquelle le mouvement romantique de la jeunesse était complètement tourné vers la nature et vers la religion de la nature. Mais cette consécration peut aussi, par delà la nature, se porter sur les relations communautaires, sur les liens du sang. La sainteté des liens du sang, qui autrefois avaient une signification sacramentelle, trouve encore un écho dans l’affirmation conservatrice de ces liens. Mais il y a aussi des conceptions de l’histoire issues de l’attitude romantique-conservatrice. C’est la vue selon laquelle tout ce qui a été produit par le devenir historique revêt un caractère sacré, est consacré ; encore cette façon de voir qui considère comme sacrés l’ensemble donné de la culture et du pouvoir à l’intérieur de la nation. On voit apparaître ici un des types les plus importants de l’attitude religieuse à notre époque : l’attitude nationale-religieuse, dont la position consiste à voir dans la nation l’inconditionné comme tel et à être saisi par lui jusque dans cette région de l’être qui est plus profonde que l’être purement physique. Là où cela se présente, nous avons devant nous la forme nationaliste du religieux telle que nous la rencontrons de nos jours. On peut certes voir en elle avec une netteté particulière l’ambiguïté de la religion autonome : un être fini, limité, un être posé par la liberté, mais qui aussi peut se perdre par la liberté, reçoit cette consécration qui ne revient qu’à l’au-delà de l’être. Vous savez que sur ce terrain on s’est mis à la recherche d’un « Dieu allemand », c’est-à-dire, en vérité, d’un démon. Car seul le Dieu qui se tient dans l’inconditionnalité de l’au-delà et qui en toute action se comporte de la même façon, aussi bien en jugeant et en exauçant, celui- là seul est le Dieu qui n’est pas un démon. C’est le seul Dieu, non pas le Dieu des juifs, mais le Dieu qui écrase le peuple juif comme on peut le relire chez tous les prophètes, et aussi le Dieu qui peut écraser n’importe quel peuples, qui n’est lié à aucun peuple particulier. Il y a encore de nombreuses formes de la religion romantique que je ne veux pas mentionner ici. Là où cette forme du religieux se présente et conduit à des déceptions, mais sans être brisée intérieurement, un contrecoup se produit facilement, c’est-à-dire un mouvement consciemment 14 démonique, une conception consciente de l’existant comme quelque chose de définitivement mauvais, de définitivement divisé, de définitivement absurde et promis à la ruine.

[139] D’une certaine façon, nous trouvons cela chez Schopenhauer. Nietzsche a mené un puissant combat contre cette attitude, qui est la sienne propre, et elle est présente sous une forme beaucoup plus ouverte, bien que demeurant à l’arrière-plan, chez Spengler avec sa conception d’une croissance et d’une décadence absurdes des civilisations, hors de tout accomplissement transcendant de la vie. J’en viens au deuxième type, au type utopique-révolutionnaire. Pour lui le sacré est ce qui doit devenir, ce qui doit être créé, ce qui n’est pas, ce qui doit venir. Nous pensons là tout de suite au socialisme révolutionnaire, au communisme et à semblables choses. C’est dans ce qui doit venir qu’est mis tout l’accent, toute la puissance de saisissement qui accomplit le sens de telle sorte qu’on est ici saisi absolument jusque dans les dernières couches de l’être. Mais il suffit de prononcer le terme « utopie » pour formuler la critique : une fois de plus c’est la tentative de réaliser l’inconditionné quelque part sur le terrain de l’ordre social, de réaliser ce qui donne un sens avec l’aide de la liberté, avec l’aide de l’action. La réaction contre l’utopie est la déception. Chez tous les hommes que l’utopie a enthousiasmés, après que l’utopie semble s’être réalisée, on voit, apparaître, en effet, un grand sentiment de désillusion qui se dissimule à grande peine, en partie par l’indifférence, en partie par un fanatisme artificiellement provoqué. Cela ne peut mener qu’à des déceptions, parce que l’on fait de l’ordre social fini le fondement de l’inconditionné. Le socialisme religieux ne veut pas sacraliser ce mouvement tel qu’il est ; il veut plutôt lui montrer que s’il affirme son but avec toute l’ardeur de la passion, il ne peut le faire qu’en tenant compte de cet au-delà de l’être devant lequel toute réalisation, y compris la réalisation socialiste qui vient, se trouve encore une fois soumise au jugement. Le troisième type est le type critique-sceptique. Il ne veut accorder la qualité de sacré à aucune réalité, quelle qu’elle soit. Il dirige sa critique contre le type romantique et contre le type utopique. Pour lui, le terme approprié est celui de « réalisme » (Sachlichkeit), réalisme au sens d’abandon à la nécessité. À l’arrière-plan une secrète conscience du sens de la vie vibre bien là aussi et se réalise tacitement lorsque des tâches réelles (sachlichen) sont accomplies. Ce type est particulièrement représenté dans les cercles responsables de notre vie technique et économique. Son origine remonte à la forme calviniste du protestantisme, au fait de s’en remettre à un décret caché de Dieu pour ce qui concerne le sens ultime de la vie : c’est ce que le calvinisme appelait « prédestination ». Ce décret demeure caché, mais par la force de la conscience qu’il en a, l’homme agit et façonne les choses conformément à la volonté de Dieu. Mais la volonté de Dieu, c’est ce qui est concrètement (sachlich) exigé dans la vie morale, dans la vie politique, dans la vie économique. Mais que veut dire réalisme ? Que veut dire s’abandonner au réel (Sachliche) ? Dans la mesure où son objet est l’économie autonome et où il culmine dans le capitalisme, le réalisme devient un service des démons. C’est le propre de cette attitude critique-sceptique de ne vouloir admettre la religion qu’à l’arrière-plan et par là, du fait qu’elle n’a pas conscience de la possession démonique du réel, non seulement perd-elle cet arrière-plan, mais elle tombe sous la domination de cette réalité démonique. 15


[140] Face à cela s’élève maintenant l’exigence d’un réalisme croyant, qui évite l’ambiguïté de l’attitude romantique-utopique et de l’attitude critique-sceptique, et qui nous conduit au-delà de l’ambiguïté de la culture autonome. Ce n’est pas dans l’ambiguïté de l’Église qu’il nous conduit, mais ce vers quoi nous ne pouvons à la vérité nous conduire nous-mêmes, ce vers quoi pourtant nous pouvons tourner notre regard comme vers ce qui peut seul nous délivrer de l’ambiguïté. « Réalisme croyant », cela veut dire un sens de la réalité qui dit « non » au romantisme aussi bien qu’à l’utopie, qui est critique à l’égard de toutes les formes de la réalité, qui met en question aussi bien l’idée socialiste que l’idée nationaliste, qui n’est pas pour autant sceptique, qui ne situe pas le religieux purement et simplement à l’arrière-plan – ce qui le condamne à disparaître puisqu’il demeure seulement à l’arrière-plan – mais qui veut l’avoir au premier plan et le contempler dans la réalité. Il ne s’agit pas, de faire d’une réalité finie, quelle qu’elle soit, un fondement pour l’inconditionné et le sacré, et par conséquent pour le démonique, mais d’associer la critique anti-démonique à la conscience de la présence du sacré. On indique déjà par là le point où la religion autonome doit nécessairement se transcender. Car où se trouve la réalité anti-démonique ? Dans l’apparaître de ce qui est au-delà de l’être et de la liberté. Et où est cet apparaître ? Non pas là où je le vois, ou n’importe qui le voit en ce moment, mais là où il se montre dans la pleine puissance de l’esprit prophétique. Et en tant que théologien chrétien, il me faut dire : dans l’être nouveau contemplé en Jésus-Christ, qui n’est pas à vrai dire lié à un fait historique quelconque, qui est réellement dans toutes les réalités, mais qui trouve sa mesure en ce lieu où le démonique est vaincu par le divin.



Politique et religion

Article de Jorge Pinheiro publié à l'édition (Band 14) de Tillich-Studien du Deutschen Paul-Tillich-Gesellschaft, LIT Verlag Munster 2005, Berlin, Hamburg, Londres, Vienne: « Éthique sociale et socialisme religieux, Actes du XVe Colloque International Paul Tillich », Toulouse 2003, édité par Marc Boss, Doris Lax et Jean Richard, avec la collaboration de Mireille Hébert, où à partir du socialisme religieux qu´était proposé par le théologien germano-américaine Paul Tillich présente bilan et perspectives du Parti des Travailleurs brésilien. 

Politique et religion

Un éclairage tillichien sur le socialisme brésilien

Jorge Pinheiro, PhD


Dans la  pensée de Paul Tillich, religion et politique ne sont pas deux réalités séparées. Les racines de la pensée politique ne sont pas de simples idées. La pensée politique est l'expression d'une existence politique, d'une situation sociale. On ne peut pas comprendre la pensée quand on sous-estime les réalités sociales dans lesquelles elle surgit.1 Par ailleurs, les racines de la pensée politique ne peuvent agir à force égale à tout moment et dans chaque groupe. L´une ou l´autre peut prédominer. Cela dépend de groupes ou de formes de domination déterminés, des structures socio-psychologiques et de l'interaction avec la situation sociale objective.2    
   
Aussi voudrais-je, en tant que socialiste et théologien brésilen, m’interroger sur la portée transculturelle du socialisme religieux de Tillich. Permet-il d’eclairer l’action humaine et sociale dans un pays comme le Brésil? Peut-il par exemple fournir des éléments pour une analyse du rapport religion-politique au « Partido dos Trabalhadores », le Parti des Travailleurs brésilen? À ces question, qui figurent au centre de la thèse que je dirige actuellement sous la direction du professeur Etienne Higuet, je ne pourrai répondre ici qui de manière fragmentaire et, pour ainsi dire, programmatique. La première partie de mon étude présente la réflexion de Tillich sur les racines du socialisme ; la deuxième partie retrace brièvemente le processus de fondation du Parti des Traivailleurs au Brésil ; la troisième esquisse, à partir de la question du mythe de l’origine, une lecture tillichienne de la situation actuelle du socialisme brésilien.


1. Tillich et les racines du socialisme   

   
   
Dans son ouvrage La Décision Socialiste3, Tillich développe une phénoménologie qui ramène à la surface des éléments non réfléxifs de la pensée politique, avec des sujets comme l'être et l'origine mythique des discours du pouvoir. Les méditations du philosophe Ernst Bloch sur la notion d’utopie et sa critique des implications politiques de la psychanalyse se situent en arrière-fond de ces réflexions de Tillich. Rappelons que Bloch présente la psychanalyse comme un retour à l'origine, dont le résultat serait la conformité aux normes sociales. De ce fait, le mythe ne serait pas transformateur. Seule l'utopie, comme « rêve éveillé », posséderait un caractère progressiste et pourrait se présenter comme révolutionnaire.

L’esprit de l’utopie (une expression d’Ernst Bloch) est la force qui transforme la réalité. Il est le ressort de tous les grands mouvements de l’histoire: il est la tension qui tire l’homme de sa tranquillité et de ses certitudes, et le plonge dans de nouvelles incertitudes, dans une inquiétude nouvelle. L’utopie est la force du nouveau.4   
   
Bien qu’il renvoie à Bloch à propos de l'utopie, Tillich n'est pas aussi radical que lui. Partant du mythe, Tillich perçoit la nécessité de le rompre, tout en le traversant, pour enfin le récupérer. En ce sens, les symboles doivent être percés ou rompus, afin qu'on puisse savoir ce qu'ils évoquent. Et c'est ce qui doit se passer avec le mythe de l'origine : il ne peut pas être abandonné, mais il doit être brisé.   
   
La philosophie politique conduit ici à une anthropologie existentielle traversée par la religion. Cette dernière est la dimension de la profondeur, le spectre de la profondeur dans la totalité de l'esprit humain. La méthaphore de la profondeur renvoie à ce qui, dans la vie humainaine, est l’ultime, l’infini et l’inconditionnel. Au sens large et fondamental du terme, la religion est la préoccupation ultime [ultimate concern]. Cette préoccupation se manifeste absolument dans toutes les fonctions créatives de l'esprit humain. Et la religion constitue la substance, le fondement et la profondeur de la vie culturelle des être humain.5   
   
Cependant, comme l’affirme Tillich dans La Décision socialiste, quand on soulève la question des racines de la pensée socialiste, il faut prendre la mesure de son ambivalence fondamentale. Le socialisme est en effet un mouvement d'opposition6 bilatéral: d’une part, il est un mouvement d'opposition contre la société bourgeoise, mais d’autre part, en tant que médiateur il se joint à la société bourgeoise contre les formes féodales et patriarcales de société.
    
L'origine suscite l’emergence de quelque chose qui n’existait pas auparavant, qui produit une conscience propre, différente de l’origine. La réalité que nous sommes est absolument contingente, mais c'est aussi quelque chose qui nous est propre. C'est une tension entre l´être-jeté (Verworfensein) et l´être-en-propre.   
   
Pour Tillich, l'origine ne nous abandonne pas. On ne peut pas dire qu'elle était et qu´elle n´est plus. Nous sommes constamment attirés par l'origine: celle-ci nous fait émerger et nous ramène à elle. De sort que l´être-jeté dans le monde suppose le cheminement vers la mort.    
   
Selon Tillich, une attitude conservatrice admet l'apparition de l'éternel dans le temps. Mais pour cette raison, elle nie tout changement, présent ou futur7. La force de cette attitude vient de ce qu´elle considère l'éternel comme une réalité donnée et non pas comme résultat de l'action culturelle et religieuse de l'être humain. L’attitude conservatrice reconnaît aussi le kairos, mais elle le situe dans le passé.

On y dit de Jesus que son kairos n’etait pas encore venu: et puis qu’à un moment ou l’autre il est venu en kairos, à l’instant où les temps étaient dans leur plénitude. C’est seulement pour la réflexion abstraite, objective, que le temps est une forme vide, pouvant recevoir n’importe quel contenu. Mais pour celui qui vit et a conscience de ce qu’est un évenement créateur, le temps est chargé de tensions, de possibilités et d’impossibilités; il est qualitatif et riche de contenu; tout n’est pas possible en tout temps, tout n’est pas vrai en tout temps, tout n’est pas exigé à tout moment. (...) C’est dans cette vive et très profonde conscience de l’histoire que s’enracine l’idée du kairos; et c’est à partir de là qu’elle doit être élaborée en concept d’une philosophie de l‘histoire consciente. » 8

L’attitude conservatrice ne considère pas le fait que si le Christ est apparu dans le passé comme événement unique, c’est aussi lui qui se révèle dans chaque « oui » et chaque « non » du passé, du présent et du futur. C’est sur une telle vision que repose la pensée politique conservatrice. En elle, le sens supratemporel du kairos est perdu.9   
   
Le mythe exprime richement cet état de choses, par le témoignage des événements dans lesquels le groupe humain perçoit son origine. Dans tous les mythes résonne la loi cyclique de la naissance et de la mort. Tout mythe est mythe de l'origine; il répond à la question de la providence et montre porquoi nous sommes attachés à l'origine et restons sous son emprise. La conscience mythique originelle est la racine de toute pensée politique conservatrice et romantique.       
   
Mais l'être humain va au-delà de sa position de réalité donnée, il va au-delà du sa situation devant le cycle de la naissance et de la mort. Il fait l'expérience d'une exigence qui le sépare de l'immédiat de la vie et qui l’amène à se situer devant la providence avec la question du "pourquoi?" Cette question, qui rompt le cycle de manière fondamentale, élève l'être humain au-dessus de la sphère du simple vivre. Le "pourquoi" exprime l’exigence de quelque chose qui n'est pas là, qui doit pourtant se faire réalité. Il va au-delà de l´affirmation de ce qui est déjà. L´exigence nomme ce qui doit être.    
   
Telle est la liberté de l'être humain: en tant qu’être humain, il n´est pas emprisoné dans ce qui est donné. Le cycle de la naissance et de la mort a été brisé. L’existence et l’action humaines ne sont pas enchaînées par le simple développement de l’origine. Quand cette conscience s’impose, les liens de l'origine sont défaits, le mythe originel est cassé. Cette rupture du mythe originel par l’exigence inconditionné est la racine de la pensée politique libérale, démocratique et socialiste.    
   
Quand à l’attitude progressiste, elle considère l'éternel comme une cible toujours située dans l’infini, sans faire irruption. Ainsi, les temps deviennent vides, sans décision, sans responsabilité. Dans l’attitude progressiste, il y a une tension face à ce qui fut. Mais la conscience du fait que la cible est inaccessible l’affaiblit et suscite un compromis continuel avec le passé10. La conception progressiste n'offre aucune option à ce qui est donné. Elle se tranforme en un progrès mitigé, en critique ponctuelle dépourvue de tension et de responsabilité ultime.     
   
Le danger inhérent à ce progressisme mitigé, que Tillich décrit comme l’attitude de la société bourgeoise, c'est la suppression du « non » et du « oui » inconditionnés, la suppression de l'annonce de la plénitude des temps. Ce progressisme mitigé est le véritable adversaire de l'esprit prophétique11. Mais, sans l'utopie, il n’y a pas de protestation, ni d’esprit prophétique.12

Cela est exact dans la mesure où chaque tension orientée vers l’avant comporte une représentation de ce qui doit venir et de ce que l’on entend comme réalisation de l’idéal. La considération des limites objectives inhérentes à toute chose à venir reste sans effet pour l’agir lui-même et ne doit pas l’ influencer. Voilá pourquoi l’esprit de l’utopie est présent dans tout agir inconditionnellement décidé, dans tout agir orienté vers la transformation du présent”.13      
   
L'utopie veut réaliser l'éternité dans le temps, mais elle oublie que l'éternel ébranle le temps et tout son contenu. C'est pour cela que l'utopie conduit nécessairement à la déception. Le progrès mitigé est le résultat de l'utopie révolutionnaire désillusionnée.   
   
L'idée du kairos naît de la discussion avec l'utopie. Le kairos comporte l'irruption de l'éternité dans le temps, le caractère absolument décisif de cet instant historique en tant que destin; mais la conscience du kairos sait qu’un état d'éternité ne peut pas exister dans le temps, que l'éternel est, dans son essence, ce qui fait irruption dans le temps sans cependant s’y fixer. Ainsi, la réalisation de la vision prophétique se trouve au-delà du temps, là où disparaît l'utopie , mais non pas l’agir.14    
   
Selon Tillich, tout changement, toute transformation exige une compréhension du moment vécu, celui qui va au-delà du moment simplement historique, de l’hic et nunc. Une telle compréhension doit se projeter dans le futur, doit saisir qu’il y a dans l'esprit prophétique de la responsabilité un choc entre ce kairós15 et l'utopie, qui pense fixer l'éternité dans le temps présent. Un tel défi ne peut être résolu par l’être humain seul, même quand il personnifie l'esprit de la prophétie. Le sujet de la transformation sera, en dernière instance, la masse.   
     
Pour Tillich, ces deux racines de la pensée politique maintiennent entre elles une relation qui est plus qu’une simple juxtaposition. Personne ne peut comprendre le socialisme sans expérimenter l’exigence de sa justice comme une demande de l'inconditionné. Qui ne s'est pas confronté au socialisme ne peut pas en parler, sinon comme l'expression de ce qui vient du dehors.16 On ne peut parler vraiment de socialisme que parce qu’il s’oppose aux tendences politiques en cours.
   
Mais tout système politique requiert l’autorité, pas seulement dans le sens de posséder des instruments de force, mais aussi en termes de consentement tacite ou manifeste des personnes. Un tel consentement est possible seulement si le groupe au pouvoir représente une idée puissante qui ait du sens pour tous.  

Le socialisme que nous voulons est donc celui qui pose en théorie et en pratique la question de la possibilité que la vie ait un sens pour tous les individus et tous les groupes de la société, et qui s’efforce de répondre à cette question au plan de la réalité et de la pensée. Un tel socialisme est plus qu’un simple mouvement politique, et même plus qu’un simple mouvement prolétarien. C’est un mouvement qui cherche à appréhender chaque aspect de la vie et chaque groupe de la societé.17     
   
Il existe, par conséquent, dans la sphère politique un rapport entre l'autorité et l'autonomie18. C´est pour cela que socialisme et religion, pour Tillich, sont entrelacés et nécessitent un correctif, celui de la démocratie.


2. Les socialismes du Parti des Travailleurs  


   
Pendant la première campagne du Parti des Travailleurs, en 1982, quand Luiz Inácio Lula da Silva s’est présenté aux élections pour le poste de gouverneur de l´État de São Paulo, les slogans da sa liste, qui portait le numéro 3, étaient: “Votez trois le reste est bourgeois” et “Travailleur vote travailleur”.   
   
Selon sa Charte de Principes, le PT s´est érigé sur l´idée que “l'émancipation des travailleurs est l´oeuvre des travailleurs eux-mêmes, lesquels savent que la démocratie demande une participation organisée et consciente et que, comme classe exploitée, ils ne devraient jamais attendre de l´action des élites privilégiées la solution de leurs problèmes".19    
   
Et dans son Manifeste de fondation, le PT révélait dejá les motifs de son désir d’accéder au pouvoir.   
   
“Le PT prétend accéder au pouvoir et à la direction de l'État pour accomplir une politique démocratique, du point de vue des travailleurs, tant sur le plan économique que social. Le PT cherchera à conquérir la liberté afin que le peuple puisse construire une société égalitaire où il n'y ait ni exploité ni exploiteur”.20    
   
Lors de la première Convention Nationale du Parti des Travailleurs, à Brasília, Lula affirmait clairement le caractère socialiste du Parti :    
   
Le socialisme que nous voulons sera défini par tout le peuple, comme exigence concrète des luttes populaires, comme réponse politique et économique globale à toutes les aspirations concrètes que le PT est capable de prendre en charge. Ce serait très facile pour nous, confortablement assis ici dans l´enceinte du Sénat de la République, d´opter pour l´une ou l´autre définition. Ce serait très facile et maladroit. Le socialisme que nous voulons ne naîtra pas d´un décret de notre part ou de quelq’un d’outre”.
     
Le socialisme que nous voulons se définira par les luttes quotidiennes, tout comme le PT que nous sommes en train de construire. Le socialisme que nous voulons devra être l'émancipation des travailleurs. Et l´affranchissement des travailleurs sera l´oeuvre les travailleurs eux-mêmes”.21
   
Mais le socialisme des courants syndicalistes représentés par le discours de Lula, était fort différent du marxisme-léninisme22 et du trotskisme des groupes de militants de gauche qui avaient participé à la formation du PT23. La pression croissante des courants “gauchistes” conduisit les militants syndicaux de la ligne majoritaire à se structurer autour d'une tendance qui prit le nom d’ Articulation. Quand l’opposition de gauche devint plus marquée, au cours de la 5e Rencontre Nationale, le PT finit par voter une « Motion sur les Tendances »24. Par suite, furent expulsés du Parti des Travailleurs la Convergence Socialiste, la Cause Ouvrière et le Parti Communiste du Brésil. Ayant accepté la Motion de Tendances, les autres groupes se sont dilués dans l’ensemble du parti.    
   
Cependant, l'expulsion des groupes organisés et la dissolution des autres groupes n'a pas éliminé, en tant que pensée de base, le rêve socialiste de construire une société égalitaire et sans classes. Au contraire, le rêve socialiste est devenu le centre de l´idéal du PT, autour duquel se sont réunis un syndicalisme25 actif26 et courageux27 et le solidarisme28 chrétien29.   


3. Le Parti des Travailleurs et le mythe de l'origine   

   
   
La révolution cubaine consitute à bien des égards le mythe fondateur du Parti des Travailleurs. L'admiration quasi-religieuse que le parti voue à cette expérience se manifeste par une apologie permanente de la révolution cubaine, de ses chefs et de ses actions politiques, même les plus contradictoires et contestables. Ce mythe fondateur se déploie en deux autres, dont les origines remontent à la révolution française30 et aux socialismes utopique et marxiste, la construction de la nouvelle démocratie, ayant racines dans les bases de la société et soutenue par les décisions de la majorité31; et une société qui exprime la volonté de tous les travailleurs exploités par le capitalisme.    
   
Mais la fondation du Parti des Travailleurs ne peut pas être comprise si nous ne saisissons pas la présence du solidarisme catholique qui a fonctionné comme amalgame des idées démocratiques et socialistes.   
   
D’après Tillich, une église qui construit son message et sa dévotion à Dieu au-dessus du Dieu du théisme, sans sacrifier ses symboles concrets, peut être l’intermédiaire d'un courage qui incorpore le doute et l'absurdité. C´est une Église sous à la Croix, qui prêche le Crucifié, celui qui a crié vers Dieu après que la confiance l'eût abandonné dans l'obscurité du doute et de l'insignifiance. Faire partie d’une telle église est recevoir un “courage d'être” dans le lequel nous pouvons perdre notre ego et à travers lequel nous recevons notre monde32.  
   
Ce catholicisme de base, dans les années de la dictature militaire, a été présent dans la formation du Parti des Travailleurs et y a laissé son empreinte. Empreinte qui, mêlée à d’autres expressions de foi, s’est traduite dans la préoccupation pour les brésiliens exclus, peuple sans citoyenneté et menacé par la faim. Devant de tels défis, origine et utopie cèdent la place aux propositions immédiates de défense de la vie. Ici, le mythe est rompu et la clameur prophétique se fait entendre. Nous ne pouvons pas dire que le Parti des Travailleurs a brisé tous ses mythes d’origine, puisque c’est un processus psycho-social et historique, mais c’est lorsqu’il soulève la question du "pourquoi", qu’il commence  à se détacher des origines.    
   
Tel est le défi qu´impose le present kairos au Parti des Travailleurs: maintenir son idéal de l'origine, sans pour autant se laisser endurcir par lui; projeter ses rêves sans sacrifier des vies sur l'autel de l'utopie; être démocrate, quand l'intolérance et l’arbitraire font partie intégrante de la tradition politique brésilienne. Et, enfin, être voix prophétique, qui se situe au delà du temps et des classes, là où l'utopie disparaît, mais non pas l’agir.  

Notes

[1] James Luther Adams, O conceito de era protestante segundo Paul Tillich, in Paul Tillich, A Era Protestante, São Bernardo do Campo, Ciências da Religião, 1992, p. 293.
2 Paul Tillich, Teologia sistemática, São Leopoldo, São Paulo, Sinodal, Paulinas, 1984, p. 173.
3 Paul Tillich, Die sozialistische Entscheidung,  Potsdam 1933, Gesammelte Werke, II, pp. 219-365.
4 Paul Tillich, L’Homme et l’État, in Christianisme et Socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Paris, Genève, Québec, Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 474-475.
5 Paul Tillich, La dimensión religiosa en la vida espiritual del hombre. In: Teologia de la cultura y otros ensayos, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1974, pp. 16-17. En anglais, In: Man’s right to knowledge, Columbia University Press, 1954.
6 Die sozialistische Entscheidung, op.cit.
7 Paul Tillich, Kairós II, in : Christianisme et Socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, pp. 255-267, traduction en français du original Kairós. Zur Geisteslage und Geisteswendung,  1926, Gesammelte Werke VI, pp. 29-41.
8 Paul Tillich, Kairos I, in Christianisme et socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Paris, Genève, Québec, Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, pp. 116-117.   
9 Idem, op.cit., p. 260.
[1]0 Idem, op.cit., p. 260.
[1]1 Idem, op.cit., p. 260.
[1]2 «Il serait bien préférable et plus conforme à la vérité de son prope point de vue que la théologie dialectique s’engage dans la situation historique concrète, qu’elle ait le courage de la décision et qu’elle se place ainsi sous le jugement, de manière concrète et non suelement dialectique. En aucun temps, elle n’aurait alors à oublier qu’eu égard à l’inconditionné, même le point le plus élevé qu’il soit possible d’atteindre dans le temps reste soumis ao Non. Mais elle ne devrait pas, par peur du Non, perdre l’audace du Non et du Oui concrets». [Kairós II, idem, op.cit., p. 259].    
[1]3 Kairós II, idem, op.cit., p. 260.
[1]4 Idem, op. cit., p.261.
[1]5 “Le kairos est le temps où s’accomplit ce qui est absolument significatif, il est le temp du destin. Considérer une époque comme un kairos, considérer ce temps comme celui d’une décision inévitable, d’une responsabilité inéluctable, c’est le considérer dans l’esprit de la prophétie». [Kairós II, idem, op. cit., p. 259].
[1]6 Paul Tillich, Die sozialistische Entscheidung, op.cit. p.31.
[1]7 Paul Tillich, Le Socialisme, Christianisme et  Socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 346.
[1]8 Paul Tillich, Entre la heteronomia y la autonomia, in: Teologia de la cultura y otros ensayos, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1974, pp. 239-240.
[1]9 Carta de Princípios, Comissão Nacional Provisória, 1o. de maio de 1979, in : Resoluções de Encontros e Congressos, 1979-1998, Partido dos Trabalhadores, São Paulo, Fundação Perseu Abramo, 1999, p. 53.
20 Manifesto do Movimento Pró-PT em 10 de fevereiro de 1980, no Colégio Sion (SP) e publicado no Diário Oficial da União de 21 de outubro de 1980, in : Resoluções de Encontros e Congressos, 1979-1998, Partido dos Trabalhadores, São Paulo, Fundação Perseu Abramo, 1999, p. 67.
2[1] Discours de Luiz Inácio Lula da Silva à la première « Convenção Nacional do Partido dos Trabalhadores”, prononcé le 27 septembre 1981, au Sénat de la Republique, in: Resoluções de Encontros e Congressos, 1979-1998, Partido dos Trabalhadores, São Paulo, Editora Fundação Perseu Abramo, 1999, p. 114.
22 Apolônio de Carvalho, Momento de exclusão, Revista Teoria e Debate no. 9, janeiro/março, 1990.
23 Valério Arcary, Resposta a Apolônio, Revista Teoria e Debate no. 10, abril/junho, 1990.
24 « Resolução sobre tendências », 5o. Encontro Nacional, Brasília, 4-6 décembre 1987, in: Resoluções de Encontros e Congressos, 1979-1998, Partido dos Trabalhadores, São Paulo, Editora Fundação Perseu Abramo, 1999, pp. 356 e 357.
25 Declaração Política do Partido dos Trabalhadores, 13/10/1979.
26 Aloízio Mercadante, Resultados para quem?, Teoria e Debate nº.1 (déc.87).
27 Concepção e prática sindical, Resoluções do 3°. Congresso Nacional da Central Única dos Trabalhadores, 1988.
28 Renato Lemos e Marcos Magalhães, O mandamento da liberdade, São Paulo, Versus no 28, janvier 1979, pp.14-15.
29 Frei Betto, Quando o Vaticano golpeia, interview à Eugênio Bucci e Paulo de Tarso Venceslau, Tendência e Debate nº. 4 (set/1988).
30 «Depuis la Révolution française et ses répercussions au XIXe siécle jusqu’aux cercles communistes extrémistes d’aujourd’hui, c’est cet enthousiasme eschatologique qui emplit les masses, il est le sacré qui leur est resté, et qui les incite au sacrifice de soi et au combat héroïque». Paul Tillich, Masse et Esprit, in Christianisme et Socialisme, Écrits socialistes allemands (1919-1931), Paris, Genève, Québec, Les Éditions du Cerf, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Laval, 1992, p. 104.
3[1] Declaração Política, São Bernardo do Campo, 13 octobre 1979, in : Resoluções de Encontros e Congressos, 1979-1998, Partido dos Trabalhadores, São Paulo, Editora Fundação Perseu Abramo, 1999, pp. 55-56.
32 Paul Tillich, A coragem de ser, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1992, p. 145.