Article de Paul
Tillich :
RELIGIONS SANS ÉGLISE
(1929)
Conférence donnée à
l’Association allemande pour le développement des sciences politiques à la
session d’automne 1928, sous le titre : Nichtkirchliche Religionen.Publiée pour
la première fois à Berlin en 1929, dans le premier tome d’un volume édité par
Bernhard Harms sous le titre : Volk und Reich der Deutschen, p. 456-475.
L’éditeur allemand nous avertit que la sténographie n’en a été que peu modifiée
et il espère que l’impression d’avoir affaire à un discours parlé suppléera au
manque de forme et de style. Article publié intégralement dans les Gesammelte
Werke, V, p. 13-31. Article repris
intégralement aussi dans les Main Works/Hauptwerke, 5, p. 125-140. Nous suivons
ici le texte et la pagination de cette dernière édition. La traduction que nous
proposons constitue une version révisée de la traduction française effectuée
par Fernand Chapey dans Aux frontières de la religion et de la science, p.
73-96.
[125] Ce titre – «
Religions sans Églises » – est formulé de façon négative et les thèmes négatifs
ont l’inconvénient d’être intrinsèquement infinis. Car ce que l’on dit à leur
sujet est toujours orienté d’après ce qui est pensé de façon positive à
l’arrière-plan, c’est-à-dire en l’occurrence de ce que l’on entend par « Église
». Cette difficulté se fera sentir tout au long de cet exposé en ceci que nous
devrons effleurer au vol un nombre extraordinaire de sujets qui relèvent de
notre concept général. Aussi bien les réflexions que nous avons échangées que
les miennes propres révèlent que deux orientations de pensée sont requises pour
cet exposé. Selon la première, on comprend l’Église comme une espèce déterminée
de réalité religieuse et on se propose d’étudier des objets qui appartiennent
bien à la réalité religieuse, non pas cependant à la façon de l’Église. Cela
donne lieu à une opposition que l’on pourrait désigner approximativement comme
celle de la grande Église et de la secte. L’autre opposition est celle où l’on
voit dans l’Église l’incarnation (Inbegriff) de cette vie religieuse qui se
veut expressément religieuse, pour présenter à l’encontre une vie religieuse
qui ne se veut pas expressément religieuse, mais qui l’est dans son être le
plus intime. Si nous regardons dans cette direction, nous voyons une attitude
religieuse qui dans la forme de ses manifestations extérieures ne se donne pas
comme religieuse, mais qu’une analyse minutieuse se doit de qualifier de
religieuse. Conformément à mes désirs et conformément à la réalité, j’aimerais
dans mon exposé suivre à la fois ces deux orientations et, pour dire vrai,
mettre l’accent principal sur celle qui me paraît décisive, c’est-à-dire la
seconde. En effet, si l’immense majorité des hommes de notre époque sont
relativement peu concernés par la première orientation, les problèmes que
soulève la seconde sont ceux au milieu desquels ils vivent. Nous pourrions
encore concevoir notre sujet d’une autre façon. De l’Église on pourrait ne
prendre en considération que le côté sociologique et dire que l’ Église est cette
forme de religion qui s’accomplit dans une communauté. À l’opposé, [126] les
religions sans Église seraient celles qu’il faudrait désigner comme
subjectives, celles qui restent dans l’intériorité de l’individu. Mais cette
opposition n’est pas possible : il n’y a rien de tel dans la réalité. On ne
trouve aucun saisissement religieux qui ne soit pas toujours en même temps
relatif à un objet religieux. Cet objet religieux peut bien être exprimé comme
l’« ineffable », mais il est exprimé et le fait d’être exprimé implique une
communauté, une audition, une perception et une transmission de ce qui est
exprimé. C’est se faire illusion que de penser que, dans n’importe quel élan
religieux, dans un « être saisi », on ne vibre qu’en soi-même. Il n’y a pas de
saisissement ne s’agite qu’en soi, mais tout saisissement se rapporte à un
contenu de réalité (Sachgehalt) par lequel on est saisi. Beaucoup de discours
sur la religion subjective, sur la religion de la pure intériorité, ne révèlent
pas autre chose qu’un manque de courage pour soumettre ce que l’on possède
effectivement de religion objective au feu de la critique et au jugement qui
est porté quand ce qui est objectif est exprimé de façon objective. C’est
pourquoi cette opposition qui est très moderne – l’opposition entre religion et
religiosité, entre religion objective et religion subjective – doit rester
complètement en dehors de notre discussion. Il ne peut en être question parce
qu’elle ne se trouve pas dans la réalité, parce qu’elle est une illusion qu’on se
fait à soi-même.2
1. Les mouvements sans
Église expressément religieux. Prenons maintenant la première orientation qui
s’offre à notre considération, l’orientation qui demeure dans la sphère
religieuse, qui se tient sur ce terrain où il est question de religion de façon
expresse. Même ici il est possible de distinguer deux groupes : le premier, qui
est né sur un terrain d’Église, comprend les sectes ecclésiales au sens propre
; l’autre, qui a pris naissance en dehors de l’Église, comprend les mouvements
religieux qui se donnent expressément comme tels, mais qui n’ont pas grandi sur
le terrain de l’Église. Ce sont ces deux groupes que nous examinerons
successivement. À vrai dire, je ne
voudrais pas entreprendre cet examen d’une façon qui aboutirait à vous
présenter en quelque sorte tous les aspects grotesques de notre conscience
religieuse moderne ; j’essaierai plutôt de présenter clairement la structure,
la figure vivante de ces groupes sans entrer dans le détail des cas
particuliers plus qu’il n’est nécessaire pour avoir un exemple vivant et
concret. Ce serait, en effet, une entreprise périlleuse et vide de sens que de
se poster en spectateur en face de ces réalités pour se dire intérieurement en
conclusion : au fond, tout cela ne me concerne pas. Ce qui a du sens, au plan
de la réalité religieuse, c’est de parler de choses à l’unisson desquelles
vibre la conscience secrète : tua res agitur, cela te regarde ! Ce sera
peut-être bien difficile pour la plupart d’entre nous à propos de ce qu’on
appelle les sectes – les sectes qui ont grandi sur le terrain de l’Église.
Cependant, j’espère pouvoir vous montrer qu’il n’en est rien.
[127] a) Le principe religieux de l’Église et de la
secte. Si j’avais à parler des sectes en tant que théologien catholique, ma
tâche serait relativement simple dans la mesure où du point de vue de la
conscience ecclésiale catholique les sectes devraient être essentiellement
caractérisées comme des hérésies ou des déviations de la vérité, vérité qui
s’identifie avec l’Église. Comme représentant d’une Église qui se soumet
elle-même en tant qu’Église au jugement, je ne peux parler ainsi. Je ne saurais
prendre la responsabilité de concevoir – déjà à travers la notion d’hérésie –
ces mouvements comme se trouvant dans l’erreur en face d’une Église qui se
tiendrait dans la vérité. Le chemin doit être autre, le chemin doit être tel
que, à partir de l’essence du religieux, nous cherchions à comprendre de quoi
il s’agit, dans le phénomène grande Église d’une part, dans le phénomène
sectaire d’autre part, afin d’appliquer, le cas échéant, le principe ainsi
acquis à la critique de l’Église elle-même. Le principe à partir duquel il est
possible de comprendre cette opposition me semble être le suivant : dans toute
conscience religieuse, la chose première et fondamentale, la base qui porte
tout, c’est une conscience du caractère inconditionné, inéluctable, de ce qui
est donné dans la réalité religieuse, une conscience de «
ce-qui-me-concerne-concrètement-et-inconditionnellement », de la décision sur la
vie et la mort, en un sens qui va bien au-delà de notre être ou non-être
physique. Là où le caractère inconditionné du religieux est vécu de cette
manière, là cet inconditionné fait irruption3 dans toutes les relations
conditionnées de notre vie et il tend à nous en libérer pour nous placer
seulement devant cet inconditionné, dévaluant ainsi toute chose devant cette
réalité dernière. Tel est le premier aspect. Mais de là en découle
nécessairement un autre. Si tout homme, si tous les aspects de notre vie doivent
être touchés par ce qu’on entend par le religieux, de ce fait le religieux avec
son caractère inconditionné devient de lui- même universel, il devient ce qui
touche tous les aspects de la réalité et tous les hommes dans la réalité. Le
caractère inconditionné et le caractère universel, telle est la tension dont il
s’agit ici. Et l’Église est le lieu où sur le terrain de l’annonce prophétique
et inconditionnée, l’universalité doit atteindre sa réalisation dans tous les
moments et dans toutes les directions de la vie. Par contre, la secte est le
lieu où l’on voit le danger qui naît sur le terrain de l’Église – danger que
l’inconditionné soit trahi au profit de l’universalité – et où l’on proteste là
contre. C’est en particulier l’idéal de l’Église catholique et la conscience
qu’elle a d’être la complexio opositorum, l’intégration des opposés, la
conscience de comprendre en elle- même, de la façon la plus universelle, tous
les éléments de la culture et de l’existence humaine, de la réalité
psychologique et de la réalité sociologique. Précisément le rapport qui en est
donné 1 constitue déjà une preuve et il doit être la preuve d’un tel état de
fait. C’est en fait une tâche de la conscience que l’Église a d’elle-même. Mais
là où cela se produit, un autre danger se présente, celui que se perde le
caractère inconditionné qui est donné dans le fondement prophétique du
religieux, qu’il [128] s’affaiblisse au profit de l’universalité, au profit du
nivellement et de l’égalisation, au profit du classement et de l’intégration,
au profit de l’accommodation et de l’adaptation à la relativité et au caractère
conditionné de l’homme, aux structures nationales et sociales. Contre cette
éventualité se dresse la conscience religieuse avec son caractère
inconditionné.
Et cela peut se
produire d’une double manière. Si cela arrive par le phénomène prophétique, le
droit est toujours de ce côté contre la grande Église. Mais si cela provient de
ce que nous appelons typiquement la secte, le tort est toujours de ce côté face
à l’Église. Pourquoi ? Ce qui caractérise les sectes, c’est l’essai de
représenter l’inconditionné à l’aide de quelque chose de spécial, de séparé.
Dans les sectes, le séparé et l’inconditionné sont liés l’un à l’autre ; dans
l’annonce prophétique, au contraire, l’inconditionné fait irruption à travers
toutes les séparations. b) Formes de sectes. Un examen plus attentif nous
montrera une quantité de faits dans lesquels s’exprime cette attitude propre
aux sectes, « la séparation unie au pathétique de l’inconditionné ». Il peut y
avoir une secte dans laquelle la pensée prophétique est utilisée en vue
d’attribuer l’Esprit à un groupe limité dont il devient la propriété spéciale
en opposition à l’Église. Il peut y avoir une secte dans laquelle les
particularités qui sont liées à la possession de l’Esprit sont posées comme
l’inconditionné : ainsi, par exemple, la puissance de la prière, ou la faculté
de guérir ou de faire des miracles ; de même que beaucoup d’autres
particularités, comme c’est le cas dans de nombreuses sectes. Ou bien c’est une
secte qui attend la fin des temps et qui dans cette espérance de la fin donne à
un certain groupe1 L’édition originale (A) comporte la note suivante : Cf. Carl
SONNENSCHEIN, Der Katholizismus, pages 407 et suivantes. 4 d’hommes la conscience
de savoir la fin, alors que dans la grande Église dégénérée cette attente
impatiente de la fin s’est perdue. Ou bien encore ce sont des détails du culte
ou de la tradition dont on affirme qu’ils auraient été perdus par la grande
Église et qui sont maintenant repris avec ferveur par la secte ; ce sont même
parfois des détails cultuels incompréhensibles pour nous comme on en trouve
dans la secte russe. Par rapport à ce domaine qui nous est peut-être plus
familier, on peut encore trouver des parallèles où cet esprit typique de
séparation se conjugue toujours avec la prétention à l’inconditionné. Pensons
au mouvement végétarien, dans la mesure où il a le caractère d’une secte et où,
à partir d’un point, il cherche à englober la totalité de la vie et la totalité
de la réalité ; ou encore à certains groupes de danse, dans le mouvement de la
danse moderne, qui se comprennent comme une réalité cultuelle et qui à partir
de ce point unique, à partir de la formation corporelle, veulent changer toute
la réalité jusqu’à l’inconditionné ; ou encore au mouvement de l’a psychologie
individuelle (Individualpsychologie), qui par certaines méthodes d’influence
psychique pense pouvoir guérir l’ensemble de la réalité. Dans tous les
mouvements de ce genre, on trouve des analogies de structure, des ressemblances
de construction organique (Gestaltenaufbaues) qui les rapprochent des sectes
ecclésiales : la séparation va de pair avec le caractère inconditionné et elle
se substitue elle-même à l’inconditionné.
[129] c) L’homme dans la secte. Il en résulte naturellement que
les hommes aussi qui représentent cette réalité auront une structure tout à
fait particulière. L’intensité de l’individu sera extrêmement élevée et le
sentiment d’être élu sera stimulé chez ceux qui font partie de ces groupes
étroits, par opposition à la masse indifférente de l’Église. Il y aura une
activité propre qui se tourne contre la hiérarchie et le sacerdoce et qui met
tout dans l’individu. Qu’est-ce que cela signifie du point de vue
psychosociologique ? Cela signifie une extraordinaire intensification de la
conscience de sa valeur chez l’individu, une surcompensation religieuse d’un
certain complexe d’infériorité. Cela signifie par conséquent que de tels
mouvements seront particulièrement vigoureux dans la conscience des classes
moyennes où de quelque façon les complexes d’infériorité sont surcompensés au
plan religieux. Il y a quelque chose de caractéristique : pour l’homme de la
grande Église et en particulier pour l’homme de la grande Église d’État, la secte
a quelque chose d’inquiétant. Il sent dans la secte quelque chose qui le
menace. Et ce sentiment est fondé, car ce qui est menacé ici, c’est cela même
que menaçait déjà le prophétique, c’est-à-dire la pondération, l’équilibre de
toute l’existence. En même temps ce sentiment d’inquiétude à l’égard des sectes
se justifie en cela qu’il y a toujours du démonique en jeu lorsqu’une
particularité de la vie prétend à l’inconditionné, s’érige elle-même en absolu.
Je voudrais maintenant ajouter que lorsque nous parlons ainsi des sectes en
général nous ne voulons pas nous dissimuler que toute notre époque et nous tous
courons le danger de devenir nousmêmes une secte dès que l’esprit du religieux
nous atteint au coeur de notre être, dès que nous voulons réaliser l’inconditionné
face au caractère relatif de tous les domaines de la vie. Il naît encore
facilement5 aujourd’hui sur le terrain de la culture autonome un ésotérisme, un
repli sur soi, une conscience d’être entouré de frontières et une surestimation
de la conscience à l’intérieur de cette limitation. Nous avons [par exemple ]
le cercle George, un cercle d’hommes qui s’est rassemblé autour de ce grand
poète et qui comporte cette singularité, cet ésotérisme qui confine à la secte
par sa fermeture et par sa volonté de réaliser l’esprit. Lorsque nous luttions,
il y a des années, pour le fondement religieux du socialisme, il nous a fallu
continuellement écarter le danger de devenir nous- mêmes une secte, parce que
la volonté de réalisation à l’instant où elle s’empare de l’homme apporte avec
elle le danger de l’ésotérisme et que, en l’occurrence, le risque était de
poser le socialisme de façon inconditionnée et par là de porter atteinte à la
puissance de l’inconditionné. Pour toucher une dernière fois à cette question,
je dirai que ce qui différencie les sectes de l’Église est une conception
différente de la réalisation de l’inconditionné. Dans la secte on trouve avec
toute son intensité, avec toute sa volonté passionnée de réalisation, ce que la
théologie appelle la « Loi », tandis que l’Église, elle, sait que
l’inconditionné justement ne se présente pas d’abord comme exigence mais avant
tout comme grâce, que la participation à la grâce ne peut jamais être que
relative et que [130] l’inconditionnalité ne peut en aucun cas être attribuée à
quelque chose de conditionné, à un niveau de réalité, à une attitude d’âme.
Ainsi l’Église, en
dépit de toutes ses déficiences, se tient à bon droit sur le terrain de
l’universalité, parce qu’elle conçoit l’inconditionné comme grâce et non comme
loi. Telle est la critique la plus profonde que l’on peut opposer à la secte.
d) Les mouvements religieux en dehors de l’Église. Avec cela je quitte ce
domaine et j’en viens maintenant au second groupe de mouvements religieux, à
ces mouvements qui ont grandi en dehors de l’Église, et certes sur un autre
terrain, sur un terrain que de façon tout à fait générale je qualifierais de
philosophique. Commençons par ces mouvements qui sont nés sur le terrain d’une
pure vision philosophique du monde. On devrait mentionner d’abord ici l’Union
moniste (Monistenbund). On devrait la mentionner si elle existait encore,
c’est-à-dire si elle avait encore une existence spirituelle. Mais elle l’a
perdue. Déjà, lorsque son guide inaugurait le siècle moniste, il ne lui restait
plus rien de réalité spirituelle au fond d’elle-même. Elle s’était efforcée de
surmonter le dualisme logique, cette fausse conception que l’on avait reprochée
à la théologie et qui consistait à avoir un Dieu et, à côté, un monde avec un
abîme infranchissable entre les deux, de sorte que Dieu lui-même devenait un
monde et un objet ; mais ce problème a disparu depuis longtemps. En revanche,
un autre problème de la dualité est apparu et il s’ancre au plus profond de la
conscience de l’homme moderne : c’est l’opposition entre le divin et le
démonique. De la réalité du démonique dans le monde peut parler tout homme qui
a participé spirituellement et psychiquement aux dernières décennies, et en
face de ce dualisme l’optimisme de l’Union moniste est depuis longtemps brisé.6
Un autre mouvement est celui de la libre-pensée (Freidenkerbewegung), qui s’est
construit sur la philosophie de l’Aufklärung et sur une opposition purement
négative contre le dogme ecclésial. Ce mouvement aussi est pour l’essentiel
terminé, car nous savons qu’il n’y a pas que des dogmes ecclésiaux, il y a
aussi des dogmes rationnels et ces dogmes rationnels, les dernières hypothèses
de la science, les derniers postulats d’une philosophie basée sur les
mathématiques et les sciences de la nature, sont devenus pour nous tous, en
particulier pour nos grands physiciens eux- mêmes, ce qui est proprement en
question. Il n’y a nulle part de dogme à partir duquel on pourrait critiquer le
dogme de l’Église. Certes, il me faut faire ici une remarque : le mouvement de
la libre-pensée est venu sur le terrain du prolétariat et là il a pris en fait
une importance nouvelle et très grande avec l’aide d’un enthousiasme religieux
tout autre dont je parlerai dans la suite. Ce que nous venons de dire nous
amène à faire une remarque sur la vision du monde. L’homme moderne se
caractérise en ce qu’il est sans vision du monde et qu’ il refuse d’en avoir
une, tout au moins en ce sens où il s’agirait de la vision d’une maison dont on
connaîtrait les pièces et les aménagements, les fondations et le toit, et où
l’on habiterait.
[131] C’est que
l’homme moderne ne se tient plus en face des choses ; elles sont au contraire
pour lui l’énigme contre laquelle il lance çà et là une attaque, sur laquelle
çà et là il remporte quelque victoire, qui laisse découvrir quelque chose de
son impénétrable mystère. Mais il n’y a pas de maison de l’esprit dans laquelle
l’homme peut vivre confortablement. C’est pourquoi tous les mouvements
religieux qui procèdent d’une vision philosophique du monde sont en fin de
compte jugés négativement au tribunal de l’homme moderne. Au lieu de cela, un
autre genre de philosophie s’est fait jour ces derniers temps dans les cercles
les plus étendus, une philosophie que, en me servant d’un mot nouveau, je
désignerais comme philosophie physiognomique ; c’est une philosophie qui
s’intéresse à contempler la forme (Gestalt) de l’être, et en particulier, de
l’être psychique, chez autrui et en soi-même, de le tirer de toutes les
connexions possibles de la réalité, comme d’un livre où se trouve écrit ce que
je suis et, éventuellement aussi, ce que je puis devenir. C’est là qu’il faut
situer l’astrologie, qui a pris une énorme importance, la chiromancie, la
graphologie, qui demandent : que disent les étoiles sur ce que je suis, qu’en
dit mon écriture ? Nous ne devons pas sous-estimer ce mouvement, car en lui
resurgissent des instincts religieux primitifs qui dans le paganisme tardif et
de nouveau encore au temps de la Renaissance, ont pris une énorme importance.
Il en résulte une vision organique (gestaltliches) du monde et la conscience
d’une insertion de l’individu et de son destin personnel dans cet enchaînement.
Un troisième terrain où se manifestent des mouvements religieux du même genre
est la philosophie occulte, le mouvement de la théosophie et celui de
l’anthroposophie, qui ont pris une importance considérable. Ils appartiennent
sous un certain rapport à la même ligne que les mouvements que l’on vient de
nommer ; eux aussi ont leur racine dans l’antiquité tardive. À propos de cette
philosophie occulte, telle qu’elle est représentée par l’anthroposophie de
Steiner et telle qu’elle a reçu sa forme (Gestalt) religieuse dans la dénommée
« communauté chrétienne » dirigée par Rittelmeyer, je ne voudrais avancer que
deux idées. La tendance est la suivante : il s’agit de surmonter 7 la
réfutation que l’objectivisme des sciences de la nature oppose au spirituel et
au religieux en formant une conception de l’esprit qui entre dans le cadre de
cet objectivisme des sciences de la nature ; c’est donc la tentative d’une
approche de l’esprit sur le terrain de la pensée objective des sciences de la
nature. Ces mondes de l’esprit dont parle l’ainsi dite « science de l’esprit »
ne sont pas esprit mais nature supérieure : on contemple une nature supérieure.
Telle est la première et fondamentale confusion. C’était bien là une brèche
dans le matérialisme de cette science qui se voulait purement mathématique et
physique, mais cela ne signifie encore rien pour la religion. Car ce que l’on
entend par le religieux s’élève aussi bien au-dessus des mondes naturels que
des mondes spirituels. Le monde de degrés que l’on doit parcourir pour venir à
Dieu dans l’anthroposophie est brisé par la proclamation de l’Évangile qui dit
que le Verbe s’est fait chair. C’est ce combat pour l’Incarnation qu’a mené
l’Église ancienne et il nous faut le mener à nouveau en utilisant de nouveaux
moyens conceptuels.
[132] Cela
m’amènerait encore à parler d’un quatrième groupe, celui qui cherche son
accomplissement religieux sur le terrain de religions étrangères. Mais ce
dernier groupe, il me semble, peut être considéré comme relativement sans
importance. L’« asiatisme » qui actuellement chez nous étend largement son
influence présente deux aspects. Le premier consiste à vibrer à l’unisson de la
mystique asiatique sur le fond de la vieille mystique que nous portons en
nous-mêmes. L’autre est la tentation de comprendre l’attitude d’âme asiatique
en face de la réalité. Et mon avis est que cette volonté de comprendre
l’attitude d’âme asiatique par la voie de la littérature – il n’y a pour ainsi
dire pas d’autre chemin pour le moment – comporte une illusion. Il n’est pas
possible de comprendre une réalité spirituelle avec laquelle on n’a pas une
communauté de sang (Blutszusammenhang). Quand le christianisme a accueilli en
lui des éléments religieux en provenance de toute l’Antiquité, il existait là
une relation sociologique avec tout le monde antique. Une telle relation est
peut-être en train de se frayer un chemin, peut-être arrivons-nous à une
relation vivante, à une communauté de sang avec l’Asie. Alors pourra exister la
possibilité d’une jonction avec ces traditions. Mais tant qu’une telle relation
ne s’est pas présentée, tenter l’approche de cette énorme réalité qu’est la
religion asiatique par la qualité de nos éditions, de notre philosophie et de
notre histoire, par des traductions du sanscrit et choses du même genre, me
paraît une illusion de littérateur et un jeu esthétique qui ne respecte pas le
sérieux de la religion asiatique, son imposante grandeur et son importance.
J’arrête ici tout cet aspect de l’examen. Comme vous voyez, c’est un riche
domaine où l’on pourrait aller infiniment dans le détail. Mais je tenais
seulement à vous faire voir ce qui se présente ici et quelle importance ont
tous ces mouvements, d’une façon ou d’une autre, pour chacun d’entre nous. 2.
La religion autonome sans Église Venons-en maintenant à l’autre côté, plus
important, plus décisif pour le temps présent, pour l’homme d’aujourd’hui. La
réalité de l’homme moderne qui se tient comme étranger aussi bien vis-àvis des
Églises que des sectes et des autres mouveme nts de nature religieuse, est
largement représenté 8 aussi bien dans les masses du prolétariat que dans la
classe cultivée et dans les classes spirituellement dirigeantes. Et parce qu’il
en est ainsi notre préoccupation la plus pressante sera d’appliquer la question
religieuse à ces hommes, c’est-à-dire, dans un sens tout particulier, de
comprendre la question religieuse comme ce qui nous concerne
inconditionnellement. L’alternative, en effet, est bien la suivante. Ou bien
nous disons que la religion est affaire de don personnel, de penchant
particulier et choses analogues, qu’il est possible d’avoir mais qu’on n’a pas
nécessairement. Alors elle est sans importance. Car si ce qui prétend à
l’inconditionnalité, ce qui prétend décider de l’être ou du non-être de
l’homme, est une affaire de don ou même de génie, alors on doit le laisser à
ceux qui sont doués pour cela et se soustraire à cet inconditionné. Ou bien
c’est en vérité ce qui [133] concerne chacun inconditionnellement.
Alors il ne peut y
avoir personne chez qui la question religieuse ne soit pas vivante et chez qui
une réponse, positive ou négative, n’ait pas été donnée. Mais alors il ne peut
y avoir personne chez qui ne se fasse sentir soit une trace de la brûlure d’un
feu que l’on étouffait en vain, soit une trace d’un feu qu’on a laissé entrer
dans des choses où l’on croyait qu’il n’avait pas sa place. Et parce que je ne
peux penser que de la sorte et que pour moi la religion serait d’une inutilité
totale dans la culture si elle n’avait pas ce caractère inconditionné qui
concerne tout homme, je pose donc la question de la religion sans Église face à
l’homme d’aujourd’hui. a) La question du sens de la vie Quelle est la question
de l’homme moderne ? Ce n’est pas la question de l’homme antique, qui était
aussi celle de l’antiquité tardive de l’époque chrétienne, la question de la
Rédemption. Ce n’est pas la question de l’homme grec ou russe, la question de
la vie qui vainc la mort. Ce n’est pas la question posée par le Moyen Âge d’une
nature plus haute dans laquelle la nature présente est surélevée et accomplie.
Ce n’est pas non plus la question du Dieu de clémence (gnädigen) qu’a posée le
protestantisme. La question de l’homme moderne, c’est la question du sens. Mais cela ne veut pas dire que toutes ces
questions s’opposeraient aux autres. Dans la question du sens de l’être que
pose l’homme moderne, les autres questions sont contenues de quelque façon,
comme inversement en chacune des autres questions la question du sens est
contenue d’une certaine façon. En chaque homme on peut observer une profonde
angoisse de la vie (Lebensangst), une angoisse qui ne repose pas sur le fait que
l’on peut perdre la vie, ce que l’on pourrait traduire comme l’angoisse de la
mort. Mais précisément elle n’est pas cela ; elle est l’angoisse de la vie,
c’est-à-dire angoisse de perdre le sens de sa vie. Cette question se fonde sur
ce qui fait de l’homme un homme, à savoir qu’il peut questionner, qu’il peut
exiger, qu’il n’est pas seulement là comme la nature, par exemple, mais qu’il
est là aussi comme quelqu’un qui face à son existence pose des questions et des
exigences, comme quelqu’un qui peut vivre dans le sens. La vie humaine, c’est
la vie dans le sens. L’homme a son être
seulement par le fait qu’il façonne selon le sens, par le fait qu’il vit dans
le sens : dans le sens pratique du droit, de la moralité, de l’État ; dans le
sens théorique de l’intuition, de la 9 science, de l’art. Mais cette vie dans
le sens se fonde sur la liberté, sur la possibilité d’atteindre le sens ou de
le perdre. Cette possibilité est la double possibilité dans laquelle se trouve
chaque homme. Et cette possibilité de perdre son être, de manquer le sens qu’a
l’être, c’est ce qui crée au plus profond l’angoisse de la vie. Cette
possibilité s’exprime dans l’ultime question sur le sens en général, question
qui se met en question elle-même avec tout le reste. Le regard jeté dans
l’abîme fascinant et démonique de l’absolu non-sens de la vie, telle est la
situation de l’homme et par conséquent aussi la situation de l’homme moderne.
Que fait l’homme dans cette situation ? Il fait la chose suivante : il
transforme l’angoisse en peur. L’angoisse est indéterminée. L’angoisse n’a pas
d’objet ;
[134] il n’est pas
possible d’en venir à bout. La peur, elle, a un objet ; l’homme courageux peut
venir à bout de n’importe quelle peur. L’homme devient courageux, il transforme
son angoisse en peur. Il se donne un objet dont il a peur : la nature ou la
société, un autre homme ou tout autre chose, et il en vient à bout ; et en
venant à bout de l’objet de sa peur, il perd ou il croit perdre l’angoisse
cachée dont il ne peut venir à bout. Cela peut se produire de différentes
façons. Cela peut arriver par l’étourdissement que donne éventuellement le
plaisir ; cela peut arriver et arrive le plus souvent par l’abandon aux choses.
Dans l’abandon aux choses, se manifeste largement à notre époque la tentative
de se soustraire à l’angoisse de la vie par le courage qui maîtrise les choses.
Aucune époque n’a peut-être autant maîtrisé les choses que la nôtre ; aucune
peut-être n’a eu autant d’angoisse de vie irrésolue, angoisse qu’elle a
transformée en peur afin de surmonter la peur à l’aide du courage. Ou bien
encore l’angoisse est surmontée par le réalisme de la vie, le réalisme de
l’existence. Il est particulièrement intéressant de remarquer cela dans la plus
jeune génération, qui ne veut rien savoir d’autre, qui écarte d’elle tous les
problèmes auxquels a conduit l’angoisse des temps passés. On peut observer cela
de bien des façons chez nos jeunes de 20 à 25 ans qui cherchent et ont
effectivement une forme de vie en apparence tout à fait matérielle (sachliche),
livrée aux choses. C’est si surprenant que des hommes de notre génération se
trouvent comme devant une énigme. Là encore, un extraordinaire courage est
présent, mais un courage qui cache l’angoisse en prenant la vie à pleines
mains, ou encore, et c’en est là peut-être la forme la plus haute, en faisant
oeuvre créatrice. Telle est la première réponse, la réponse dans laquelle les
blessures deviennent visibles, cette insécurité secrète qui fait appel à un
courage toujours nouveau, souvent admirable, mais qui ne peut jamais donner le
calme sentiment d’avoir vaincu et qui, en conséquence, pousse continuellement à
saisir de nouveau à pleines mains les choses de la vie. b) L’ambiguïté de la religion et de la
culture Et voici maintenant la seconde réponse. On a la vision d’un sens
inconditionné, d’un sens éternel, d’un sens au-delà de tout sens particulier,
d’un au-delà de l’être et du sens, de l’être et de la liberté. On a la vision
de cela, mais on le voit comme situé au milieu de l’être. Telle est l’ambiguïté
propre à l’homme religieux d’aujourd’hui. Dans sa vie juridique, dans sa vie de
communauté, dans sa 10 vie de citoyen, dans sa vie artistique, dans sa vie
scientifique, il a la vision, dans tous ces domaines précisément, de ce qui
doit libérer de la menace de l’échec. Il cherche à vaincre, dans les domaines
qui se trouvent eux-mêmes menacés, ce sentiment d’être menacé lui-même qu’il
éprouve dans son angoisse de la vie. Il cherche, au milieu même des chemins de
la liberté, ce qui se situe au-delà de la liberté et qui doit le délivrer de la
menace de la liberté. La religion autonome, si nous voulons bien lui donner ce
nom, est une religion qui comporte cette ambiguïté.
[135] La question
pourrais se poser maintenant : comment, en fin de compte, cette ambiguïté
peut-elle surgir ? Pourquoi le passage de la religion d’Église à une religion
sans Église ? Pourquoi ce passage a-t-il lieu, alors que dans la religion
d’Église ce sens de l’être, cet au-delà de l’être et de la liberté est
expressément posé comme l’au-delà de la culture ? Mais c’est peut-être ici que
l’on touche du doigt le point le plus profond de ce qui fait le conflit de
notre culture occidentale. C’est la question : comment a-t-il été
intrinsèquement possible que la culture autonome se soit dressée contre la
culture d’Église à une époque du développement de l’Occident sur le terrain de
la culture chrétienne ? On ne peut répondre que ceci : la forme ecclésiale [de
la culture] comporte elle aussi une amb iguïté. La forme ecclésiale veut
réaliser l’au-delà de l’être et de la liberté. Mais si elle veut le réaliser,
elle ne peut le faire que dans les formes de la vie, dans le sens, donc par des
formes qui sont posées par la liberté, dans la connaissance, dans des formes
sociales, dans la vie de la communauté, dans des formes d’expression. Mais au
moment où elle fait cela et où elle attribue à ces formes le caractère
inconditionné de l’au-delà de l’être, elle se trouve devant cette question :
est-ce que ces formes ne sont pas aussi menacées peut-être par la possibilité
de tout ce qui est humain, celle de manquer de sens ? Ici la réponse de
protestantisme est qu’elles le sont, tandis que celle du catholicisme est
qu’elles ne le sont pas. C’est la différence décisive. Et c’est parce que cette
équivoque subsiste que la culture autonome s’est élevée au nom de la vérité
contre une vérité « sacralisée » où l’on manquait la vérité. La culture
autonome s’est dressée contre une justice, contre une justice sacralisée où
l’on manquait à la justice. Et c’est ce qu’il y a de plus profond dans l’homme
religieux autonome, ce qu’il y a de plus intime dans son exigence de justice,
qui se dresse dans cette protestation. Mais son tort, sa limite, sa propre
ambiguïté sont qu’il pense pouvoir trouver maintenant sur ce terrain, sur ce
terrain où le manquement est possible, où le sens de la vie est menacé, une
rédemption qui le sauve de cette menace, une réponse à la question du sens de
la vie. C’est pourquoi toutes deux, l’Église et la non-Église, la religion
intérieure et autonome, se tiennent dans une ambiguïté. De cette ambiguïté
surgit l’exigence d’une troisième voie, non pas cependant une troisième voie
que nous posséderions, que nous pourrions nommer, dont nous pourrions dire que
c’est la troisième religion. Il s’agit plutôt de quelque chose qui nous possède
peut-être, s’Il veut nous avoir. C’est ce que j’ai appelé plus haut le
prophétique, qui nous délivre non seulement de l’ambiguïté des réalités
d’Église parce qu’Il place l’Église sous le « non », mais encore de l’ambiguïté
de la culture parce qu’Il montre à la culture que ce n’est pas en elle-même,
dans la vie et dans le sens, qu’elle pourra retrouver cet au-delà de sa vie
dans le sens. 11 c) La religion du père, la religion de la mère et la religion
de l’enfant Si on veut bien me permettre de décrire cette opposition avec des
concepts psychologiques – et nous le pouvons depuis que la psychologie a pris
une toute nouvelle orientation –, je dirais que [136] nous trouvons exprimés
dans la religion de l’Église le type paternel et le type maternel du religieux.
Ou bien on a
l’abandon du mystique à l’être éternel comme à un sein maternel, ou bien on a
la formation de soi par l’exigence éternelle au sens de l’image du père. La
religion autonome, par contre, rompt avec le type paternel et le type maternel
du religieux, pour aller vers le type de l’enfant qui se libère, qui se révolte
contre l’image du père et l’image de la mère afin de pouvoir parvenir à
lui-même. C’est l’expérience vécue par tous ceux qui ont eu à rompre avec une
situation d’Église pour accéder à une situation d’autonomie : ils ont éprouvé
combien cela ressemblait à l’expérience de la formation de soi par soi-même en
opposition à la formation donnée par l’image du père et l’image de la mère. Il
est important de voir de ce point de vue non seulement l’histoire de l’individu
mais celle de toute l’humanité. Cela ne veut pas dire que le type de l’enfant
aurait purement et simplement raison devant les deux autres. Dans l’essence
éternelle de l’être sont aussi bien préfigurées la relation du père et de la
mère d’une part, que la relation de l’enfant d’autre part, de l’enfant qui veut
être libre. Et cette éternelle réalité garde son pouvoir sur chacune des
structures de l’âme et, parce qu’il en est ainsi, il devient à la longue
impossible à l’homme autonome d’échapper à l’image du père et à l’image de la
mère, d’éviter aussi bien l’abandon à l’au-delà de l’être que la liberté, comme
il a été à la longue impossible à l’image du père et à l’image de la mère de
tenir l’humanité dans ses liens exclusifs et de lui interdire de se prendre
dans ses propres mains et de former la réalité. d) L’essence de la religion
autonome Lorsque le religieux se réalise sur le terrain de la culture autonome,
la culture prend une qualité supérieure. Lorsque nous agissons seulement en
tant que juge, savant, fonctionnaire, homme politique, nous sommes orientés
vers le sens de l’affaire qui nous occupe. Mais lorsque nous sommes religieux
dans ces choses, alors il y a pour nous quelque chose de plus dans ces choses,
et ce plus, c’est l’élément d’inconditionnalité. Pensez à la sainteté
(Heiligkeit) du droit : qu’est-ce que cela veut dire ? Le droit a en lui sa
légalité. Mais si nous le disons sacré (heilig), nous signifions par là qu’il a
en lui une inconditionnalité, qui est indépendante de toute interprétation, qui
se dresse avec une majesté à laquelle personne ne peut porter atteinte, quand
bien même le droit aurait été en fait mille fois transgressé. Considérée sous
son aspect subjectif, la religion est un saisissement qui dans les cas extrêmes
peut aller jusqu’à l’extase, jusqu’à franchir la pure objectivité des choses
pour accéder là où le fondement ultime, la racine de l’être empoigne l’homme,
lui parle, le saisit. Aussi lorsqu’un homme sur le terrain de sa vie culturelle
autonome, dans sa connaissance, dans son action ou dans quoi que ce soit, fait
l’expérience de ce moment du sacré auquel revient l’inconditionnalité, de ce
saisissement 12 jusqu’au point où il ne peut plus lui- même s’esquiver, là où
il y va pour lui de son être et de son nonêtre, alors il se tient dans le
religieux sur le terrain de la culture autonome. De cette définition générale
découlent maintenant diverses caractéristiques. Je voudrais mentionner surtout
l’une de ces caractéristiques. L’homme autonome
[137] ne va pas
au-delà de l’être et du sens jusqu’à cet au-delà du sens, jusqu’à ce sens
inconditionné qui n’est plus créé par lui au moyen de sa liberté. Et
précisément, parce que cela lui manque, il ne connaît pas le monde de l’objet
religieux, il ne connaît pas un monde des dieux, il ne connaît pas de Dieu
objectif. Tout cet ensemble de réalité se tient à l’arrière-plan. Elle est là
au plus profond, à l’instant où l’expérience de l’inconditionné est là. Mais
elle n’est pas développée, elle n’est pas devenue un objet. Et c’est la raison
pour laquelle la religion autonome moderne ne peut pas parler à cet objet, elle
ne peut pas prier. La religion autonome moderne est essentiellement sans
prière. Mais ce serait tout à fait une erreur que de lui reprocher, comme il
arrive souvent, d’être athée parce qu’elle est sans Dieu objectif, ou d’être
impie parce qu’elle est sans prière. Car l’objectivation de Dieu par l’Église
est bien elle-même quelque chose qui se tient dans l’ambiguïté. On vous a dit2
que Luther avait ressenti cette ambiguïté qu’il y a à vouloir faire de Dieu un
objet. La mystique a de tout temps essayé d’aller au-delà de cette
objectivation. D’autre part, c’est seulement sous cette forme, dans cette
intuition, qu’est donnée la puissante force de pénétration, l’immédiateté de
l’intuition religieuse. Ainsi, nous rencontrons encore ici une fois de plus
cette ambiguïté des deux attitudes : l’ambiguïté du langage et de la prière
ecclésiale qui s’adressent à un Dieu objectivé ; et l’ambiguïté de l’autonomie
qui se contente de se tenir dans le recueillement devant un sens ultime de la
vie. L’une et l’autre sont ambiguës, l’une et l’autre sont un effort pour
sortir de soi en se dépassant. Et, une fois de plus, je dois dire que cela ne va
pas dans le sens d’une troisième possibilité, que nous aurions à notre
disposition, dont nous pourrions dire qu’elle est ici ou là ; cela va plutôt
vers quelque chose qui nous est donné au moment où nous nous élevons
effectivement au niveau du sens de la vie, au moment où nous entendrons
effectivement la parole prophétique et la réponse que lui donne notre être le
plus intime. e) Les formes typiques de la religion autonome Maintenant j’aurais
encore quelque chose à dire sur les formes particulières que la religion
autonome a revêtues de nos jours et qui seules lui ont permis de se
concrétiser. Il n’est plus nécessaire de parler au sens propre de ce type qu’on
pourrait appeler l’humanisme classique. C’est le type qui fut réalisé chez
Goethe, qui fut continuellement rabaissé dans la culture du dix-neuvième siècle
jusqu’au niveau de l’« homme cultivé ». Ce type est devenu en partie un
instrument de pouvoir dans la vie sociale, en partie un hyper-intellectualisme
chez les hommes de formation supérieure, en partie une honnête moyenne bien
éloignée de la sainteté de cette conscience originelle qu’on trouve réalisée
chez Goethe. Puisque nous parlons du présent, je laisserai ce type de 2 La
version originale (A) comporte la remarque suivante : Cf. Erich SEEBERG, Das Problem
des Protestantismus, p. 389 et suivantes. 13 côté. Par contre, nous avons à
mentionner quatre types qui sont importants aujourd’hui : 1. Le sacré est
contemplé dans ce qui est. C’est là le type romantique-conservateur. 2. Le
sacré est vu dans ce qui est exigé, dans ce qui n’est pas mais [138] doit être
réalisé.
Nous avons là le
type utopique révolutionnaire. 3. Le sacré reste tout à fait à l’arrière-plan
et toutes les réalités particulières sont dépouillées de leur caractère sacré.
Nous avons le type critique-sceptique. 4. Enfin, et ce n’est plus là un type
mais plutôt un idéal que je voudrais indiquer, une forme de réalisme croyant,
une façon de contempler la réalité dans laquelle les négativités de ces
différents aspects sont surmontées. Le type romantique-conservateur s’enracine
comme tous ces types dans une attitude religieuseecclésiale déterminée, à
savoir l’attitude sacramentelle. Le sacrement signifie, en effet, l’intuition
d’un donné, d’un présent, d’un tangible, d’une réalité qui peut être ici ou
là-bas, d’un sacré. Dès lors, si ce sacramentalisme répand sa lumière pour
ainsi dire du tabernacle de l’Église sur toute réalité, s’il sacralise toute
réalité et quitte son lieu d’origine, alors se produit ce qui est la
consécration romantique de l’être (Seienden). Celle-ci portera tout
spécialement sur la nature, parce que la nature constitue l’élément
relativement conservateur au regard de l’histoire. C’est la raison pour
laquelle le mouvement romantique de la jeunesse était complètement tourné vers
la nature et vers la religion de la nature. Mais cette consécration peut aussi,
par delà la nature, se porter sur les relations communautaires, sur les liens
du sang. La sainteté des liens du sang, qui autrefois avaient une signification
sacramentelle, trouve encore un écho dans l’affirmation conservatrice de ces
liens. Mais il y a aussi des conceptions de l’histoire issues de l’attitude
romantique-conservatrice. C’est la vue selon laquelle tout ce qui a été produit
par le devenir historique revêt un caractère sacré, est consacré ; encore cette
façon de voir qui considère comme sacrés l’ensemble donné de la culture et du
pouvoir à l’intérieur de la nation. On voit apparaître ici un des types les
plus importants de l’attitude religieuse à notre époque : l’attitude
nationale-religieuse, dont la position consiste à voir dans la nation
l’inconditionné comme tel et à être saisi par lui jusque dans cette région de
l’être qui est plus profonde que l’être purement physique. Là où cela se
présente, nous avons devant nous la forme nationaliste du religieux telle que
nous la rencontrons de nos jours. On peut certes voir en elle avec une netteté
particulière l’ambiguïté de la religion autonome : un être fini, limité, un
être posé par la liberté, mais qui aussi peut se perdre par la liberté, reçoit
cette consécration qui ne revient qu’à l’au-delà de l’être. Vous savez que sur
ce terrain on s’est mis à la recherche d’un « Dieu allemand », c’est-à-dire, en
vérité, d’un démon. Car seul le Dieu qui se tient dans l’inconditionnalité de
l’au-delà et qui en toute action se comporte de la même façon, aussi bien en
jugeant et en exauçant, celui- là seul est le Dieu qui n’est pas un démon.
C’est le seul Dieu, non pas le Dieu des juifs, mais le Dieu qui écrase le
peuple juif comme on peut le relire chez tous les prophètes, et aussi le Dieu
qui peut écraser n’importe quel peuples, qui n’est lié à aucun peuple
particulier. Il y a encore de nombreuses formes de la religion romantique que
je ne veux pas mentionner ici. Là où cette forme du religieux se présente et
conduit à des déceptions, mais sans être brisée intérieurement, un contrecoup
se produit facilement, c’est-à-dire un mouvement consciemment 14 démonique, une
conception consciente de l’existant comme quelque chose de définitivement
mauvais, de définitivement divisé, de définitivement absurde et promis à la
ruine.
[139] D’une certaine
façon, nous trouvons cela chez Schopenhauer. Nietzsche a mené un puissant
combat contre cette attitude, qui est la sienne propre, et elle est présente
sous une forme beaucoup plus ouverte, bien que demeurant à l’arrière-plan, chez
Spengler avec sa conception d’une croissance et d’une décadence absurdes des
civilisations, hors de tout accomplissement transcendant de la vie. J’en viens
au deuxième type, au type utopique-révolutionnaire. Pour lui le sacré est ce
qui doit devenir, ce qui doit être créé, ce qui n’est pas, ce qui doit venir.
Nous pensons là tout de suite au socialisme révolutionnaire, au communisme et à
semblables choses. C’est dans ce qui doit venir qu’est mis tout l’accent, toute
la puissance de saisissement qui accomplit le sens de telle sorte qu’on est ici
saisi absolument jusque dans les dernières couches de l’être. Mais il suffit de
prononcer le terme « utopie » pour formuler la critique : une fois de plus
c’est la tentative de réaliser l’inconditionné quelque part sur le terrain de
l’ordre social, de réaliser ce qui donne un sens avec l’aide de la liberté,
avec l’aide de l’action. La réaction contre l’utopie est la déception. Chez tous
les hommes que l’utopie a enthousiasmés, après que l’utopie semble s’être
réalisée, on voit, apparaître, en effet, un grand sentiment de désillusion qui
se dissimule à grande peine, en partie par l’indifférence, en partie par un
fanatisme artificiellement provoqué. Cela ne peut mener qu’à des déceptions,
parce que l’on fait de l’ordre social fini le fondement de l’inconditionné. Le
socialisme religieux ne veut pas sacraliser ce mouvement tel qu’il est ; il
veut plutôt lui montrer que s’il affirme son but avec toute l’ardeur de la
passion, il ne peut le faire qu’en tenant compte de cet au-delà de l’être
devant lequel toute réalisation, y compris la réalisation socialiste qui vient,
se trouve encore une fois soumise au jugement. Le troisième type est le type critique-sceptique.
Il ne veut accorder la qualité de sacré à aucune réalité, quelle qu’elle soit.
Il dirige sa critique contre le type romantique et contre le type utopique.
Pour lui, le terme approprié est celui de « réalisme » (Sachlichkeit), réalisme
au sens d’abandon à la nécessité. À l’arrière-plan une secrète conscience du
sens de la vie vibre bien là aussi et se réalise tacitement lorsque des tâches
réelles (sachlichen) sont accomplies. Ce type est particulièrement représenté
dans les cercles responsables de notre vie technique et économique. Son origine
remonte à la forme calviniste du protestantisme, au fait de s’en remettre à un
décret caché de Dieu pour ce qui concerne le sens ultime de la vie : c’est ce
que le calvinisme appelait « prédestination ». Ce décret demeure caché, mais
par la force de la conscience qu’il en a, l’homme agit et façonne les choses
conformément à la volonté de Dieu. Mais la volonté de Dieu, c’est ce qui est
concrètement (sachlich) exigé dans la vie morale, dans la vie politique, dans
la vie économique. Mais que veut dire réalisme ? Que veut dire s’abandonner au
réel (Sachliche) ? Dans la mesure où son objet est l’économie autonome et où il
culmine dans le capitalisme, le réalisme devient un service des démons. C’est
le propre de cette attitude critique-sceptique de ne vouloir admettre la
religion qu’à l’arrière-plan et par là, du fait qu’elle n’a pas conscience de
la possession démonique du réel, non seulement perd-elle cet arrière-plan, mais
elle tombe sous la domination de cette réalité démonique. 15
[140] Face à cela
s’élève maintenant l’exigence d’un réalisme croyant, qui évite l’ambiguïté de
l’attitude romantique-utopique et de l’attitude critique-sceptique, et qui nous
conduit au-delà de l’ambiguïté de la culture autonome. Ce n’est pas dans
l’ambiguïté de l’Église qu’il nous conduit, mais ce vers quoi nous ne pouvons à
la vérité nous conduire nous-mêmes, ce vers quoi pourtant nous pouvons tourner
notre regard comme vers ce qui peut seul nous délivrer de l’ambiguïté. « Réalisme
croyant », cela veut dire un sens de la réalité qui dit « non » au romantisme
aussi bien qu’à l’utopie, qui est critique à l’égard de toutes les formes de la
réalité, qui met en question aussi bien l’idée socialiste que l’idée
nationaliste, qui n’est pas pour autant sceptique, qui ne situe pas le
religieux purement et simplement à l’arrière-plan – ce qui le condamne à
disparaître puisqu’il demeure seulement à l’arrière-plan – mais qui veut
l’avoir au premier plan et le contempler dans la réalité. Il ne s’agit pas, de
faire d’une réalité finie, quelle qu’elle soit, un fondement pour
l’inconditionné et le sacré, et par conséquent pour le démonique, mais
d’associer la critique anti-démonique à la conscience de la présence du sacré.
On indique déjà par là le point où la religion autonome doit nécessairement se
transcender. Car où se trouve la réalité anti-démonique ? Dans l’apparaître de
ce qui est au-delà de l’être et de la liberté. Et où est cet apparaître ? Non
pas là où je le vois, ou n’importe qui le voit en ce moment, mais là où il se
montre dans la pleine puissance de l’esprit prophétique. Et en tant que
théologien chrétien, il me faut dire : dans l’être nouveau contemplé en
Jésus-Christ, qui n’est pas à vrai dire lié à un fait historique quelconque,
qui est réellement dans toutes les réalités, mais qui trouve sa mesure en ce
lieu où le démonique est vaincu par le divin.
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